l’ennuagement
« Premièrement, crée l’ambiance. Deuxièmement, impose-la à ton auditoire. »
Charles Tournemire, cours d’improvisation, restitué par Jean Langlais.
Dès que fut touché l’invisible, avant même que de voir ou d’entendre, je suis entré les yeux clos dans un monde allié des vibrations et des lumières. J’ai su bientôt assujettir mes sens et accorder mon âme sur une apparition. Dès qu’une parole s’est faite présente, elle s’est étiolée par tous les échos qu’elle forme en moi, au plus loin d’elle. Je disais « ville » et j’éprouvais le battement de ses artères, la blancheur mouillée des lampadaires, les phares des voitures. J’appréciais la sécheresse du soir ou bien l’onction émue du printemps. Je rappelais « le soir tombe », et le mouvement du film naissait, rehaussant l’image au devant de moi, tandis que je creusais en sa lumière pour saisir une inconstance, une disparité du rythme que transmet l’inquiétude, celle que j’éprouve au travers d’un homme songeant à cette femme qu’il connaît à peine, déjà formant le désir de la garder auprès de lui. Ce modèle, je le préserve au fond de moi lorsque je ferme les yeux. Je n’ai pas besoin de le doter d’un caractère, car je ne mesure pas son caractère, mais son rayonnement intérieur. Je cherche le reflet de ses yeux, qui me fait le savoir vivant, pas seulement une mécanique de rôle. Un récit viendrait en éclore, après que j’ai pris patience encore d’atteindre en pensée la sensualité des choses. Peut-être d’ailleurs le récit se réduira-t-il à la tombée du soir, si jamais je viens à le reconnaître. La tombée du soir compose un élan du film que je tiens en mon âme, parce que je la fais concilier à l’inquiétude du modèle que j’ai choisi. Ce que je vais ressentir profondément, c’est le lien que je formule entre l’appréhension, la nuit et la ville. Le scénariste possède cette manière de tresser des relations entre les images et les sens, nouer ensemble des perceptions éparses, les réunir dans sa main. Mon esprit se transporte perpétuellement de l’une à l’autre, je ne songe pas à l’anxiété du modèle sans bientôt me rappeler la nuit, ensuite remémorer la ville. Cette rigueur s’appelle jugement suspendu ou bien jugement réservé, elle dit comment mon interprétation ne doit jamais se restreindre sur une seule façon de s’éprendre des images sonores, qu’il doit perpétuellement garder l’errance au dessus des choses que je touche.
Lorsque la pensée s’élide, les figures se transposent dans la profondeur de l’écran. Les yeux fermés, je façonne plusieurs univers différents voués à la séparation l’un après l’autre, du proche au lointain. Je pose à mon gré les personnages en deçà de la ville, et je m’accole à leurs gestes, à leurs paroles. Le climat du moment ne se discernera que peu, estompé par le voile de l’air.
J’ouvrirai les yeux et j’effacerai cette ombre de mon esprit afin qu’elle se reforme autrement, lorsque des passants s’attarderont, que les bruits se mêleront au brouillard des rues, bientôt deux êtres viendront apparaître à travers l’effervescence. Par mouvement, j’accède à cette impression qu’ils s’évanouissent et m’échappent, cependant qu’il n’en est rien. Au contraire, luisent-ils autrement tandis que le spectateur ne les voit plus, mais surprend leur présence et les touche d’un mouvement de l’âme. L’ambiance de la rue fait couronne autour d’eux et colore leur état d’exister. J’atteindrai la ville puis, au loin, une inquiétude. Plus la figure est lointaine, plus je saisis en moi ce qu’elle porte et déduit qu’il revient de montrer moins afin d’en exprimer plus. Mon modèle distant que j’aperçois, ainsi que fera le spectateur, résonne car il se relie à l’expression par son effacement même. Ainsi je les devine et les entends à peine, mais l’entourage parle pour eux.
Tout s’efface dans mon esprit et j’apprête mes pensées à sinuer doucement. Le décor s’orne de silhouettes, de cisèlements sonores mêlés, de voitures en tous sens, où se multiplient les éclats, les brumes à mon agrément. Je divulgue des substances à toucher comme je maintiendrais de la matière à modeler de la sorte, comme je pétris la terre dans ma main, comme je parcours les prés. Après un temps, les apparences se sont assorties et le spectateur divague auprès d’humeurs bariolées. J’use des principes d’encombrement, multipliant les syncopes de plans différents, touffus, des lancées qui se croisent et s’enchâssent. Je ressens l’ambiance au-devant, une émanation des rythmes. Aussitôt, je rapporte cette métamorphose à l’épouvante familière, aux reflets de la nuit et le film se dénoue de leur croisement. L’aperçois-tu maintenant, ce modèle instable, submergé par le grouillement tout autour ? Tu crois le garder me dis-tu, mais la pensée semble toujours ondoyer, elle ne soutire rien, l’image se dépareille comme l’eau entre les doigts.
Et je laisse fuir tous effluves et reposer l’esprit. Je suis d’autres voyages car ils s’échangent comme toiles d’un théâtre à façonner un décor antagonique au premier, d’où survient la ville débarrassée, déserte. L’ambiance obéit de cette façon illusoire et brillante qui transpose à ma guise les modèles de mes personnages, pour faire ressentir la prégnance de la nuit ou bien le récit, l’intervalle que je viens d’ériger en démarquant l’espace. S’ils sont estompés par quelque parure qui s’intercale entre eux et moi, c’est le monde nocturne qui prend place en mon cœur. Ou bien le récit se détoure, et se boucle désormais dans un monde profond et clair qui peut le recevoir. Je conspire quelque avatar de clés perdues, quelques méprises, un vol subtil où l’argent passe de main en main. Le récit s’établit tandis que le paysage se modère dans l’effet, comme musique en arrière. Ma pensée s’arrange de cette mécanique qui prend de place en place toute attention, le fil sur quoi repose l’intrigue.
Il ne compte rien de plus inspiré au scénariste, au metteur en scène sinon le jugement réservé. Par ainsi même, le scénariste trouve sa constance d’une coalition des sentiments. L’œuvre ne se plie qu’à cette unique vertu de l’accord car les préceptes d’harmonie possèdent cette propension à s’inverser en immanence et dévoiler bientôt la dimension supérieure de leurs contraires. La forme narrative elle-même ne peut s’apparier à quelque canevas tout formé, sur laquelle s’ajusteraient différents schèmes prompts à s’y emboîter. Elle s’ourdit peu à peu dans une alliance engendrée selon la sensation cohérente et commune qui forme son élan. Le mouvement l’accomplit d’un bout à l’autre sans couture et déroule le fil ténu auquel s’attache alors tout ce qui fera sa profondeur et ne lui appartient pas.
Au premier abord, je délaissais l’intrigue du récit transparu pour consentir aux distensions du film, à son climat. J’invoquais pour ce faire des nuances imprécises, je songeais à ce qui s’éclaircit, s’assombrit, s’apaise ou s’anime et devant moi, les personnages passaient tels des effluves ou des parfums. Je ne gardais qu’une quintessence pauvre de leur présence. Désormais, je trace un trait sur la page qui désigne le lieu du récit du début jusqu’à sa fin. Les délices que diffusent l’intrigue n’emportent pas ce qu’elle suspend et cette procédure ne détient ni terminaison, ni commencement ; aussi le scénariste ne peut prétendre composer selon un rituel ordonné qui déclinerait l’un après l’autre et sans lien, le caractère en premier, celui des rôles, puis la teneur des fils narratifs en second, ce qui serait une histoire à dire ou sous-tendre, enfin celle des conjonctures et des impressions décoratives en dernier. Embrassant les trois tout à la fois sans formule préconçue, il épuise les sensations qui naissent d’un contrepoint issu de son adresse à concevoir un monde de relations entrelacées, sans jamais qu’il ne se fige en photographie.
Le scénariste détoure les personnages en y fondant l’ambiance par les teintes et les rythmes, tandis qu’il attache les méandres du récit pour imprimer l’élan. Il accepte pour commencement d’être submergé de sa propre fougue et ne concentre son attention sur rien de précis. Comment pourrait-il assortir l’inclination ou l’estime de chacun des êtres auquel il prête part de lui-même, sans figurer l’endroit d’où elles procèdent, le profond de leur destinée ? C’est là formuler le motif du jugement suspendu, ainsi qu’il fut reconnu par Bertrand Russel, inspirant de surseoir sa préférence et sa résolution à l’épreuve de plusieurs modèles.
Par exploration patiente, le jugement suspendu fait ressentir ce que je vois de toute mon âme, suivant plusieurs constellations entrecroisées. La première, la plus sensible, celle du rythme, recouvre l’ensemble et vient parler pour le film. Tout doit se prendre dans les rythmes, sinon dépérir, énonce Robert Bresson. La trame primordiale du scénariste est musicale.
Le rythme précède le récit et devance ce qu’il recèle en son contenu. Tout forme rythme, car la narration éveille un battement par le contrecoup des émotions qu’elle enrôle, la couleur et l’espace présument d’autres intervalles encore, le montage de même, ainsi que le mouvement. La pulsation représente le support stable de ma réflexion, celle dont je tiens l’assurance dans cette mesure où le spectateur peut s’y accomplir. De fait, la pensée du cinéaste est tactile (la sensation) ; harmonique (la relation) ; contrapuntique (la tension) ; élancée par le rythme (le mouvement). Le rythme imprime à l’image sonore une cadence d’où surgit une chorégraphie des êtres ou des choses et je soumettrai le film à naître à cette vertu des formes de s’accoupler suivant le temps en ondes, en brisures, en volutes.
En deçà du rythme, cinq dispositions de nous-mêmes formalisent cinq nuées de pensées ce par quoi l’on use du jugement réservé. La première se raccorde au déroulement temporel et prend foi de la dramaturgie, elle dessine par succession ce que le fil conducteur déploie d’épique, de tragique, de comique ou de mélodramatique, parfois selon plusieurs lignes en contrepoint. Une autre en deuxième considère les miroirs invisibles formés par les sentiments fluides et changeants que les êtres projettent les uns envers les autres tandis que leurs liens forment système, non pas les caractères, car le film agit par l’intimité d’un regard multiplié.
Au déroulement temporel des tensions, au chant élogieux des sentiments, s’enrobe la troisième sphère des profondeurs par laquelle je songe aux espaces du proche au lointain, où se posent perpétuellement les sensations corporelles. Elle invoque ce que son dessein propage en retour sur la mise en scène. De la sorte, chacun des personnages se présente muni des attributs de son rang comme il se prête à la présentation par le rôle auquel il se contraint dans sa propre vie. Alors le cinéaste comprend qu’il brigue l’effet des mises en scène tout d’abord pour retrouver les causes ; ainsi la quatrième des sphères se relie à la scénographie généralisée. La dernière enfin, remémore un caractère spécial du cinéma d’incarner l’apparition véritable de la caverne et de ses ombres, le symbole qu’imagina Platon pour vérité cachée à nos perceptions, ou plus encore l’incise de Calderon selon qui la vie est un songe, duquel pourtant il n’est pas d’éveil, sinon par le rêve lui-même. Elle envisage les êtres discernant du monde ce que nous-mêmes en apercevons suivant les métamorphoses qu’engendre l’apparition des média tels que le cinéma les transforme avant même que de les illuminer par les moyens du contour et de l’absence.
Ces constellations, le scénariste les hante l’une après l’autre sans jamais se fixer, son cœur est vagabond, livré à lui-même, à redouter d’y laisser sourdre une fabrication. Tantôt l’une d’elle ne délivrerait aucune issue, il méditerait les autres tour à tour pour ne pas enceindre son être. Parfois, l’une est plus grande, l’autre assourdie. Tous les films ne se calligraphient pas selon la même épure qui les réduirait au rang du procédé. Pour certains, l’espace résonne au premier plan, pour d’autres, il s’efface dans le jeu des relations personnelles. À quelque moment, le médium prend le pas et s’impose en avant par le jeu qu’il induit entre le miroir et son double. Un seul sentiment perdure. Il mêle l’impulsion avec la tension, que la pensée module à l’examen de l’ensemble. Puis la tension s’agrège en un morceau de temps qui fut arrêté ou distendu et qu’ainsi je déploie le long du déroulement premier. Il vient à tendre un fil qui sera celui des intrigues.
Alors, une fois tracée l’image du temps, parabole du fil conducteur, je rechercherai la profondeur du film, remonter de la surface de l’écran au plus lointain du ciel, m’insinuer dans un monde qui sertit les mouvements l’un à l’autre, accommodant ce qui est devant, ce qui est derrière.
La ligne d’intrigue figure l’effigie de cet envol qui porte l’oeuvre, rassemblée en quelques points imaginaires pour scander la vigueur des sentiments, là où elle se condense. Ailleurs s’étire le secret subtil de l’ambiance, l’impression vaporisée qui ne peut se surprendre qu’en invoquant l’inclination propre de l’observateur depuis la mélancolie jusqu’à l’intensité du cœur. L’ambiance s’apparente aux brumes, elle flotte et se meut en vagues invisibles, fusionnant la couleur et la nuance, l’éclairage et la mémoire. La sensation se rapporte à l’ambiance en premier, par miroir, agissant toujours en dissolution, en dispersion. Le scénariste s’enroule des couleurs qu’il a choisies, qui ne sont pas de vraies couleurs, mais l’ombre de l’élan, ce qui fait sa manière et son rythme par l’irisation démultipliée d’où provient son efficience.
La précision de la ligne d’intrigue cristallise ce qui flotte des atmosphères et des durées, lors les effluves de l’ambiance s’interposent toujours en quelque nature qu’elles soient car la plus pure transparence ne peut se concevoir en quoi l’univers présenterait sa réalité sous toutes ses faces sans mystère ni détour. La loi scénographique d’inséparabilité dispose que l’on ne peut disjoindre ce qui se montre de ce qui s’en exprime car ce qui s’exprime provient de ce qui se montre et ce qui se montre engendre l’expression. L’ambiance frissonne aux confins de l’une et de l’autre, et je pressens l’effet du second précepte scénographique, loi d’exclusion en quoi se dessine une irrépressible démarcation. Il ne peut se montrer une chose, sans qu’une autre ne soit estompée, ou bien cachée, à ne pouvoir jamais tout présenter en même temps au risque de l’encombrement.
Une part gagnera l’ombre quand l’autre prêtera sa lumière. La transparence sensible de l’instant demeure une représentation de l’esprit. Le théâtre du monde, de même celui du cinématographe, scinde irrémédiablement la scène d’avec le voile de l’arrière et ses coulisses, par le réglage de la mise en place qui répartit de l’avant vers le fond, ce qui se montre et parade, ce qui s’estompe et ce qui s’en dissimule. Et l’intensité de l’instant secret, lorsque disparaît ou s’évapore le sentiment, la matière ou l’objet sur quoi mon désir s’est posé, s’est enlié à la formule qui la faisait présent sensible, tandis qu’il n’était que texture et ne survivait que par son scintillement. À s’éteindre, il brise en moi le lien qui s’attache à la pensée tactile, or donc, telle une fugue, fait la douceur des préhensions. À contempler ce qu’accomplissent les techniques du geste que sont la danse, le cirque, le théâtre ou l’opéra, l’architecture du lieu de spectacle, puis celle du décor, figent la séparation entre la devanture et les coulisses lorsque le rideau s’est levé. De l’un à l’autre la fluidité s’arrange d’une arche immuable et se contraint aux variances des lumières, à tous ces mobiles et ces toiles qui, glissant vers le ciel ou bien les rampes, créent ce double écho qui provient de la puissance des gestes ou des paroles, enfin d’une présence véritable et de ce qu’elle insinue du dehors. Le cinéma, technique à la fois de la trace et du geste, accorde pour licence relative d’imprimer tout méandre dans le mouvement unique des perceptions sonore et visuelle l’ombre et l’esprit du décor qui la fait appréciable pour s’unir avec elle d’un seul tenant plastique et par montage préluder le saut spatial ou la cassure temporelle. Le déroulement que j’imprime est un silence recomposé. Or donc la frontière indéfiniment s’élabore et se défait entre l’apparence sensible, ce que je montre, et son revers imperceptible, ce qui s’en exprime ; à chaque instant elle s’agence selon la place que j’assigne à l’observateur et s’affranchit des murs et du présent selon la mouvance des ombres.
Cette délimitation convie le frémissement de l’ambiance au gré des fluctuations de ses frontières en boucles perpétuelles. L’intensité de la vibration depuis cet endroit juste, à l’instant de l’apparition, de la disparition, sans cesse se détoure et forme ce feu intact inaccessible et par ceci l’image de ces choses mortes ou défaites luit en esprit pour renaître. La ligne de narration se forge à son contact par cette imprécision même.
Comme il était annoncé, nous étions des profondeurs, ensevelis tout autour par l’ambiance et le segment du récit se plaçait sur une dimension troisième du proche au lointain.
Je recherche l’effet, ce que le film délivrera sur moi d’impression, le ravissement frêle qui me traversera dans un reflet épars aux formes visuelles et sonores, prisonnières de l’écran.
Par cet autre regard, je considère qu’au récit s’enchâsse un climat, matrice qui l’enveloppe et le fait miroitement. Le fil de l’histoire s’étoffe, se détoure en saillance, paré d’une lucide clarté ; or l’ambiance semble se dissiper dans son rythme à chaque lien qu’il invoque d’avec l’invisible et la passion, parfois engourdit la trouble conscience d’une fable ingénue, masquée et pourtant lumineuse, en deçà des atmosphères qui lui donnent sa couleur. Je pressentirai la présence de l’ambiance enliée aux fils conducteurs. Elle prendra place en avant par la mise en scène lorsque le récit se suspend parmi l’atmosphère au point de s’y engloutir. Elle sera ce chant murmuré lorsque le récit enchaîne l’attention du spectateur par ses liens retissés. La disposition résulte des proportions respectives de ce qui se montre et de ce qui s’en exprime, et de la domination changeante de l’un sur l’autre de proche en proche au long du film.
Lorsque l’expression prend place en sa plus grande part, le montré s’amenuise au point qu’il laisse, tandis qu’il se retire, jaillir l’arête de ses amorces, ce qui pour moi fait suite et se donne en résonance au gré de signes arbitraires en ce que je reconnais le pelage du zèbre et le zèbre en soi par l’apparence des rayures, l’automne par la feuille morte, l’oiseau pour ses plumes. Le metteur en scène retire ce qu’il désigne aussitôt qu’il lui fut reconnu l’attribut de son nom, l’escalier, le visage, le quai près du fleuve, que le film tresse par montage invoquant le privilège de ce qui reste en esprit le montrable suggéré. Les signes arbitraires dessinent une trace linéaire parsemée des listels de ce qui se montre, ressort destiné à priser l’expression la plus haute que file la narration à l’apogée de sa présence. Cette forme prend dénomination de montré tremplin car ce qui se montre fait tremplin pour le saut qu’élance les pensées vers ce qui s’en exprime, ce qui ne se voit, ni ne s’entend. Xavier de France rapporte en le baptisant de la sorte que le montré tremplin fait imitation de l’écriture par l’intercession du montage et du signe ; fragments linéaires, énoncés de l’essentiel. L’éclat des formes se mêle au sens effleuré dans l’inconstance des discontinuités perceptives, lors le support d’appréhension amoindrit l’effet des apparences qui laisse à nu le déroulement intérieur surgi de l’expression, ou bien le fil précieux des émotions.
En cette forme d’apparition, j’effleure ce qui donne pour correspondance la façon naturelle de s’accorder aux qualités sensibles et laisser à l’imaginaire ce qui de nous-mêmes appartient à la rêverie et si peu aux perceptions, hormis sous forme de brèves incises, pizzicati sensibles ainsi que toujours les qualifie Xavier de France, et comme telle apparaît la succession d’amorces descriptives interrompue aussitôt que j’en saisis la teneur explicative. Tant de nous même appartient au songe rappelle-t-il, d’une attention distraite pourtant à notre sentir d’être selon quelques points de conjonction avec l’entourage aperçu. Nos actes sont des automatismes pris dans le rite et l’habitude, ils s’effacent de notre vigilance alors que notre esprit s’élude sous d’autres époques ou d’autres lieux.
Le monde se recompose à la reconstitution des manques selon la grâce de ce qu’instille le récit d’effluences et ce qu’il laisse à notre rêverie, restituant ce va-et-vient compliqué de la discontinuité perceptive à l’océan d’imaginaire. Le montré tremplin sollicite peu le spectateur sur l’éclat des formes et l’apparence de la mise en scène, autant que le support d’appréhension représente un prélude à ce qu’il exprime et pas au-delà. À cette faveur, l’intrigue prend une place absolument prépondérante, aussi le scénariste destinera son travail à la sollicitation portée par l’expression, l’enchaînement qui en forme le drame et ses jeux de correspondance. Cette ligne en contrefaçon de l’écriture ne retient cependant pas la rigueur de l’alignement des signes car l’image est un phénomène contrapuntique, bruissant d’échos. Aussi le spectateur en perçoit la multitude et le fil dramatique semble à toute chose un miroir intérieur atténué.
Les souvenirs paraissent ainsi, comme à notre naissance au monde, comme ils pourraient survenir en images inquiètes, ce que j’entrevois du miroir à toutes choses illuminées, par touches brèves. Et l’intrigue prend essor suivant la parole d’un enfant fugueur, ce qu’il confie à l’adulte qui, pour n’être ni censeur ni policier, témoigne à son égard d’une bienveillance distanciée.
À paraître fugitivement un gâteau d’anniversaire et ses bougies, le sapin décoré d’un temps de noël, déclinent les signes arbitraires de son enfance conciliante. Il suffit d’une lettre froissée pour composer le signe arbitraire inverse, celui d’une cassure, et rendre l’expression de la mort. Le garçon aux cheveux verts a perdu ses parents, emportés par la guerre que le film, sans la montrer jamais, exprime par le froissement du papier dans le creux d’une main.
L’enfant devenu orphelin se trouva errant, accueilli par les membres de sa famille avant d’en être renvoyé tour à tour, par défaut de temps, d’affection, d’intérêt ou d’argent. Tandis qu’il invoque ses oncles et leurs parentés, j’aperçois pour chacun la vue immobile de ces maisons neuves ou anciennes d’une campagne ou de la ville. À moi-même Joseph Losey laisse la part de poser le visage et l’être de ceux qui les habitent, de ressentir par correspondance leur cynisme, leur générosité ou leur indifférence qui procèdent de l’expression non montrable, ou bien montrable suggéré d’une société morcelée que la guerre a fait sourdre.
Le signe propage la parole par la fulguration de mes propres intuitions d’abandon ou de cruauté, ce que divulgue la prémonition par laquelle Méphisto enferme l’âme de Faust en un double de lui-même. Le diable a pris le savant pour image tandis qu’il projetait sur lui la sienne. Et sitôt qu’il s’est trouvé devant un autre miroir, Faust a-t-il voulu pénétrer enfin l’image véritable, sa prédestination nouvelle que le diable lui accordait avec la jeunesse, la béance par son imitation ; qu’on lui dévoile son avenir dans le miroir même. Ainsi René Clair dissémine par inflexions fugitives l’inconstance inapaisable vouée à l’anéantissement puis l’élan passionnel aussitôt évanoui, l’escalade des conquêtes par ses signes arbitraires précipités, les trônes, les potences, les barrières et les ruines. Et comme en son reflet, l’amour éteint par le désir changeant, l’usurpation, le meurtre (regagner soi-même par la disparition de l’autre, son rival), enfin le retrait de soi-même et de ce qui fut la Beauté du diable où Narcisse ne se reconnaît plus.
Et de même l’intérieur d’une église subrepticement désigné pour laisser entrevoir, dans le bruissement des résonances, le mariage du Maure et de Desdémone, de simples amorces : quelques façades pour ériger Venise, l’essaim des oiseaux dans le miroir des pierres, le foisonnement des paroles entrecroisées de leurs découpes passagères donne sa part à l’exhibition. Les fils conducteurs semblent se brouiller à notre pensée dans le saisissement car Orson Welles répand la narration d’Othello dans un tourbillon et propage au long du temps la verve chaotique né du système du montré tremplin qui est d’essence cinématographique. Il exprime l’intensité de l’univers et de l’illusion plus encore, qui le représente, la profusion, les moirures de l’image, du système d’échos amplifiées qu’il a construit. Les signes s’agrègent en tourbillonnant pour former la scansion rythmique, impétueuse où la narration s’avive et s’abîme de l’accumulation même et de l’encombrement, le vertige du Maure dans l’obsession.
Par l’éclat, la narration se porte à l’expression en sorte de jeu d’esprit, jeu d’intrigues en l’évanescence des matières, car le fil conducteur m’enlève en ma propre réflexion, ou ma propre chimère sans que jamais l’amorce évocatrice ne m’unisse à son univers, sinon par son montage. Le signe s’en dépare, en se retournant de ce qui l’appose sur l’émotion jaillie d’un espace intérieur à moi-même, autant qu’il se dérobe sitôt reconnu.
Lorsque pourtant l’amorce descriptive se prolonge bien après la reconnaissance du signe à ce qu’il énonce, je surprends ce qui forme substance par sa contemplation, une matière pourtant insaisissable, une sensualité.
Bientôt l’ambiance l’entoure et le diffuse, le signe arbitraire résonne, accède au rang du symbole par l’effusion des nuées, ses répliques, puis s’efface par l’onde même, ayant étendu ses ramifications sémantiques au plus loin par de multiples résonances indécises. L’expression se retire en quelque mesure, sans toutefois laisser s’égarer de proche en proche, sa prééminence. L’œuvre capte l’observateur en son univers sensible, lui donne l’impression du tangible par le filtre de l’emblème. À l’usure de m’attacher aux choses que je désigne et d’en souligner la forme-présence, survient le désir d’embrasser la réalité matérielle en son illumination. La sensation de paraître au réel invoque l’esprit des choses par l’image qui l’effleure. Le film s’entoure de voiles spirituels. Le spectateur est saisi par l’effacement des signes dans la trame enveloppante du montré qui, en ses digressions concrètes, en une parade troublante, envoûtante, à le solliciter en touches discrètes, n’est que prétexte. Au fil du récit des évènements, je pressens la morale de l’histoire ; c’est ainsi qu’à cette forme Xavier de France lui donne pour nom montré prétexte. Car l’ambiance jette sur l’intrigue un filtre diffus scandé par les rythmes où le montré fait prétexte à l’allégorie, l’inclination affective qui s’y dissimule. Il laisse entendre le murmure émotif par-delà l’apparence et le fait luire, le délice que Thucydide prodigue aux Grecs de partager les faits d’armes des Guerres du Péloponnèse, d’éprouver l’acte d’agression dans sa propre trame pour ne pas laisser surprendre qu’on y a parti. Car la propagande joue du sortilège d’une ambiance en marche, mue par l’idéal.
L’intrigue s’estompe alors comme musique lointaine noyée et la mise en scène use d’élégances, de l’immanence comme de l’invisible parmi la densité ; la nuit, l’ombre, les étoiles et le sentiment d’un monde profond, à percevoir l’apaisement, le glissement des vaisseaux métalliques dans la lumière froide d’un soleil lointain. En tranquillité d’esprit teintée de confuse inquiétude, je suis enlacé de lents tournoiements. Je m’imprègne peu à peu de cet univers qui m’enserre comme un cocon. Le montré prétexte a sens d’hypnose pour s’attacher l’immédiat de l’apparition et la dépeindre. Sous la description pointilleuse des rituels de l’apesanteur, le film de Stanley Kubrick, 2001, une odyssée de l’espace, laisse transparaître par le silence et la valse la mélancolie de l’homme séparé de ses liens.
À mesure de la minutie des procédures, s’instille l’impression du montage atténué par-dessous, laissant l’esprit propager sa propre divagation sentimentale.
Et puis, à l’aune de sa présence invasive, l’apparition est constellée de symboles dont l’écho se démultiplie dans la subtilité des ambiances.
Le personnage est apparition en esprit et son corps s’absente, tandis qu’il ne s’assemble plus qu’à travers la mécanique des gestes réguliers à la netteté d’un balancier. Effacé de toute pensée apparente, les figures de Jean-Pierre Melville s’arrogent le pouvoir indicible de réduire l’attention corporelle à un seul foyer sensible incandescent, celui de pincer entre leurs doigts les clés une à une d’un passe-partout, tandis que le visage apparaît troublé par la pluie, celui de fixer le regard, laissant chaque sens en éveil et ne plus rien ressentir en soi-même, ni douleur, ni plaisir, excepté celui de reconnaître sous le poids du silence et du monde anéanti par volonté, la valeur inaccessible d’un seul signe, le chant d’un oiseau, puis en miroir, l’indice d’une intrusion invisible, d’un désordre infime, un microphone posé par ruse qui écoute et qui surprend. Ainsi est le Samouraï pris d’acuité maladive, absent de notre monde, insensible et cependant présent à notre sensation.
En la forme du montré prétexte, l’intrigue est éludée comme simple mue. Elle est une impulsion obscure que le scénariste instille en dessous, second silence étendu pour désigner un mouvement plein, comme elle serait une élévation, sous les pas qui conduisent tout en haut du volcan, à sentir le plus profond de la terre sourdre après les violences, cette île, et sa géographie enclose porte sur le visage de ce qu’elle dépeint, l’impression de ne plus en être, sinon par l’assaut de formules inconnues, des pêcheurs de Stromboli et des poissons pris au piège à se débattre éperdument dans leurs rets.
Ou bien l’intrigue ne serait plus que la nuit venir au cœur des forêts de Sibérie et l’image mortelle que la substance du paysage disparaissant lui accorde ; qui fait impalpable l’herbe que l’on coupe pour fabriquer un toit, échapper au froid, et rend à l’invisible la science des gestes de celui qui connaît la nature par le seul toucher, Dersou Ouzala, et donne pour son ami protection de sa présence dans l’ombre.
Si par prédilection des qualités sensibles, se dépouille ce que je montre de musique et de signes, l’asséchant pour astreindre le spectateur au rite, à son emprise louable et sévère, défaire le lien sentimental en portant la perception de l’objet contre la rugosité de l’instant, que le montré s’étire à s’élever de proche en proche à la hauteur de l’expression, il fait suite et se pare de l’étrange intimité à l’ascèse du réel, ce que Xavier de France dénomme Monstration suivie en ce qu’elle est exploration du sensible et découverte du réel. Dès lors, l’expression s’accorde au montré par convergence, et la voix qui porte la première souligne de l’image la ligne d’intrigue qui se réduit au procès que déploie le geste capté, ou bien elle s’en disjoint par divergence, usant d’ironie. Le montré suivi dans son état, fait co-dominer par convergence ou par divergence le montré et l’exprimé, et c’est en cela qu’il détoure l’aridité du cérémonial qui se déploie face à moi, dans sa façon directe, sinon subtile, ce que fut à son invention l’appareil cinématographique, objet d’expérimentation et de révélation. L’ambiance alors se fond à la ligne d’intrigue pour en être l’empreinte et se mêler aux indices qui en sont le support. En ceci, l’expérience déplace l’observateur en reflet et la distance que promet le voile de l’écran qui l’en sépare suscite son propre fil intérieur. Le cinéma muet lui donne toute puissance, appelant par le silence la consonance terrible de la caverne, alors que la pulsation des lumières et des ombres invoque un mirage musical que le spectateur fait effort de composer en lui sans jamais l’atteindre tout à fait et le place face à l’espace infini qu’il emplirait volontiers de la bienfaisance harmonique.
Le documentaire est le nom qu’emprunte la monstration suivie, apparaissant comme un exorde, invoquant une autre synchronie, plus proche encore qu’elle ne fut de nous même. L’image propage une luisance qu’elle ne contient pas, qui provient de l’espace lui-même lorsqu’il se gorge de poussières, une fois le mur tombé et le train parvenu en gare à la Ciotat, les portes s’ouvrant et se fermant au devant, cette écorce de l’attraction réelle que constituaient les films Lumière comme les décompositions photographiques de Jules Marey.
La parole pourtant refoule l’expérience pour en dévoiler le théâtre, par l’artifice des formes et des images sonores, soudain la vérité devient incertaine dans sa propre distance, observable et décortiquée par son montage même, parée de sa gloire d’apparition.
Le film documentaire consume sa propre transcendance au croisé de ce qui se montre et de ce qui s’exprime dans leur équivalente domination, par la rudesse du regard arrimé au suivi de l’intrigue et relié par maintes attaches à ce qui parade dans l’instant, cependant qu’il en survient la parabole alors que le signe est devenu signal.
Le dénuement des habitants de Las Hurdes, Terre sans pain, est une création toute entière surgie de la parole, elle n’atteint qu’à l’expression par ce que sublime l’imprécation et l’on pénètre dans cette contrée d’Espagne tout comme dans un jardin paré de hauts murs, fermé à tout regard. Voit-on malgré tout quelque illustration baroque, la vie déshéritée n’y transparaît pas, sinon par l’acuité des formes et des lumières, la crudité des découpes et se forme aussitôt la parure grotesque.
C’est en s’attachant à la parure que le cinéma fut à son commencement œuvre de science, en ce qu’il dénouait la représentation et la fluidité de tout support, qu’il en survenait une révélation phénoménologique par laquelle sans doute la suspension du jugement a trouvé sa forme ultime, aussi bien l’on pouvait surprendre la quintessence sensible ou dessiner les lignes formées par la jonction du temps et du scintillement. Il semble que le film documentaire fut formé d’éclats picaresques, ou de fanfares mystérieuses, ce que l’on dit du fait d’être.
Sous la Tour Eiffel, je contemple la plongée sur ces grandes allées unies où se croisent de minuscules silhouettes. Or la scène a pris son rang à la façon de Shakespeare, démesurée et chacun de nous poursuit son image en un point sombre scintillant. Ainsi se divulguent les personnages du Joli mai, ils sont au monde à l’heure de renaître, lors leurs coutumes se sont abstraites et transposent dans un autre décor ce à quoi la vie les reprend, étonnés par eux-mêmes des questions que leur pose Chris Marker, dans une sorte de fascination et d’exaltation, sans doute imaginaire et fausse ; et pour autant ce monde, je le vois dans son double étranger. Et pourtant c’est celui-là même que le metteur en scène désigne et façonne, par l’ironie qu’il souligne de ces personnes humaines étourdies de se mouvoir en cette formule, par quelque facette ou quelque subterfuge changeant qui les conduisent et les émeuvent.
C’est ainsi que le metteur en scène dispose au beau milieu d’un théâtre l’espace intime qu’il coalise au plus près à la sensation d’une présence. À cet instant, il se peut que disparaisse la main du peintre derrière sa toile même, que le film tente par l’usage d’une surface translucide de la subtiliser, suivre le tableau se former et s’amender sans cesse. Alors ce n’est plus l’aplat que j’éprouve, l’apparition ensoleillée de la couleur après le noir et le blanc, mais le geste lui-même par lequel le Mystère Picasso se dissipe aussitôt que le dessin prend matière par le mouvement. L’intrigue est venue s’y confondre, la rêverie emporte l’âme en-deçà et pour l’en détacher et rallier l’esprit sur l’écheveau même de l’écran, il ne convient qu’entendre la voix du metteur en scène, Georges Clouzot, invoquer la voix de Pablo Picasso dont le spectateur reforme la main et la présence sensible.
L’ambiance est une modalité de l’intrigue et s’y confond dans la convergence ou la divergence. Or l’apparition prend la nuance de l’extase à mesure que le récit se désagrège, tandis que l’image, les sons prévalent par leur rythme et leur harmonie propres dans le tumulte ou le désordre, ce que Xavier de France dénomme montré en vrac, après que le ressort des narrations se fut noyé par delà la splendeur d’un carnaval sonore. Plus de péripétie, plus de ligne près de laquelle se condense un mystère tourné vers son dénouement et l’expression se pose. L’intrigue n’est pas absente – le non-sens invoque encore un sens, mais elle n’a ni queue ni tête, elle se dispose comme une substance irréelle, impénétrable.
Et pour cette fois seulement, le montré vient à prendre domination sur l’expression de proche en proche. De la sorte, le montré en vrac exhorte selon Xavier de France le plaisir des formes comme il en survient de la promotion des apparences.
Ces films où reluit la demi conscience de la beauté des artifices, pris pour eux-mêmes, parfois nous les nommons œuvres expérimentales. Ce qui semble murmurer que les fils conducteurs en éclats ouvrent en nous le champ de l’expérience sensible et de l’immanence tout à la fois. L’expression se sublime en s’élargissant – prise dans l’ensemble, elle préserve sa prééminence, et s’évapore-telle dans la vigueur de son support, l’interpellation, que présume cette question rémanente qui ne trouve plus l’apaisement d’une élucidation : de quoi l’image et les sons nous parlent-t-ils ? La dilution des fils conducteurs est incommode à cette aune, car elle assujettit celui qui contemple de ne plus distribuer les parts de son attention d’un mouvement à l’autre, entre ces figures qui n’entretiennent plus de suite. Ainsi, la parade du montré en vrac est déroutante alors que mes pensées pourchassent des liens effacés et je consolerai le spectateur par la voie du ravissement qu’il prend à s’accorder au rythme par la douceur des matières. Les formes scintillent au toucher, au goût. La syncope orchestrale impose son battement à mon intuition et l’indice prend la parure de l’icône.
Xavier de France évoque ces faubourgs d’une métropole africaine que décrit Pierre Desquine, la parade brillante de Thomas chez les M’bororo où la monstration prédomine par la somptuosité des dissemblances d’allure entre les protagonistes, l’un voûté et l’autre majestueusement dressé, et quelques marginaux vivant d’expédients au pourtour des villes. Il en est de cet esprit picaresque, Velasquez ou Goya, qui s’installe une fois les fils conducteurs brouillés par la flânerie et par le nuage des signes dans l’intensité diffuse de l’interpellation. Pierre Desquine joue du corps comme matière souple et mystère à force de s’en rapprocher, ce à quoi nous sommes soudain sensibles, comme devient sensible le grain photographique à mesure que l’intrigue est floue.
S’estompent de même les replis crayonnés de Patrick Bokanowski au passage d’une silhouette indistincte et fuse depuis la trame de l’écran le mouvement de sa course, égarée au creux d’une lande lointaine, profonde et translucide. Or je suis emprunt de la sensation tactile qui se lie à la matière à ce point que l’énoncé du titre fait support à l’expression diluée et encenseuse en invoquant l’instant d’un goût propice le Déjeuner du matin. Tandis que l’intrigue est réduite à l’apparition même associée à ma propre illusion, la dualité contraire se rehausse pour atteindre notre conscience entre la texture qui recouvre la surface de l’écran et l’espace que façonne le contenu des images et les sons, ou le silence. Alors puis-je rêver d’atteindre ce qui serait la représentation du monde accrochée toute entière contre les parois de la chambre obscure au point qu’elle vienne à imiter un effet absolu de vérité. Henri Chomette cherchait peut-être ce qu’il en serait de la clarté infinie des images mouvantes au-delà même des pulsations et des lumières lorsqu’il composait Cinq minutes de cinéma pur, insufflée par la seule préhension tactile, et la dispersion des signes. Le cinématographe ne saurait être épuré de ses représentations, cependant les porterait à cette incandescence si vive que l’image a pour elle son propre objet dans la clarté de son apparition, dégagée enfin des tensions et du fil des projections intérieures par quoi se conçoit l’intrigue.
Pur, voudrait on faire paraître le cinéma dans le génie des apparences sur le lieu, sur le moment ? Il suffit alors de surprendre une présence. Sa simple confrontation avec l’âme de l’espace avive l’interpellation au-delà de toute mesure, diffuse et contextuelle, immanente pourtant. Ainsi convenait-il de ressentir l’échelle gigantesque des décors d’Opéra et l’espace de l’atelier de construction, ceux qui les fabriquent à grandes traînées de peinture, dans le désordre du montré, pour éveiller par l’interpellation diffuse, ce qu’il en est du geste des constructeurs, de leur profondeur d’être au monde comme exil de notre conscience, à la fois minuscules dans cet univers. L’émotion qui naîtrait de cette simple impression, a trait à cette condition d’échelle, cette démesure accordée entre notre petitesse d’homme et le décor qui en révèle le principe. C’était là un scénario de film qui me fut présenté, l’intrigue s’y contentait de ce simple écart, désigner l’espace dans sa béance instinctive, de là naîtrait le rythme puis le sens et l’harmonie.
C’est par le rythme accordé à la mélancolie musicale, que s’élabore un chant arménien, l’illumination intérieure d’Artavazd Pelechian – Nous, Les saisons, la marche d’une étendue millénaire par la danse, la scansion. Il est au cœur, brutal, vivant, d’autant plus âcre qu’il survient sous des formes nébuleuses, à travers une présentation émiettée qui brasse une matière syncopée, happée par la respiration du scintillement. On y voit des moutons dans les bras des bergers, glissant dans la neige, par flots et par éboulements, les torrents bouillonnants, les bottes de foin dévaler en roulant contre les prairies abruptes, et de si beaux visages, et ce battement incessant, bercement de l’image en direction du temps.
L’intrigue est l’incandescence des sensations, lesquelles se consument dans la profondeur de l’univers suscité par l’emprise de l’image et du monde sonore. Ce monde profond, du proche au lointain se double d’un autre qui vient s’y poser et les fils conducteurs se conçoivent dans une dimension troisième par les effets de discernement et d’émotion qu’ils suscitent et pénètrent en nous par le sens tactile. Ils retentissent alors sur l’image et se mêlent à l’ambiance, ces nuées mobiles qui enrubannent chaque chose. Comme il est difficile de ressentir la place de l’intrigue comme une part des profondeurs du film puisqu’elle ne trouve à se matérialiser que par son déroulement temporel et pourtant elle invoque l’espace qu’elle façonne tant l’espace est une couleur ouverte, une luminosité même, si ce n’est une radiation.
Lorsque je compose le scénario, ce n’est pas le récit que je déroule en long, c’est l’espace que je pressens en moi. J’y plonge pour donner sa place à l’ambiance. Ainsi la toile se fonde et s’érige parce que je laisse mon âme vagabonder d’un bout à l’autre, en situant la continuité narrative comme une galaxie lointaine que mes sens n’abordent jamais autrement qu’en réflexion. C’est le nuage et non le fil qui fait le cinéma unique, inouï.