Première leçon

 

le théâtre intime du toucher

 

 

« Prendre conscience, c’est prendre forme. »

Henri Focillon, Vie des formes.

 

 

Avant que d’être, le film exhausse les songes de la transparence.
Assis tout près des lueurs du jour, je guette sous l’étendue du ciel la présence indistincte des parfums, la substance la plus changeante du souvenir. Lorsque je ferme les yeux, mon propre corps s’enrôle, fusionné un instant à la pensée d’une ombre que mon âme a conçue. Je cherche ce qui fait l’absence la plus obscure et sépare mon esprit de sa propre conséquence. L’estampe est une émanation des paroles qui se forme à leur entremêlement, cet intervalle qui se nomme figure et prend la matière au lieu de son apparence. Par mes yeux fermés, je m’abstiens du langage pour mieux saisir son écart d’avec moi-même. Le cinématographe s’apparie au murmure, jamais au cri, tandis que l’image s’élabore des comparaisons silencieuses entre ce qu’énonce la langue ainsi que la décrit la rhétorique et ce qu’elle apporte à la saveur du monde. La sensation en miroir des mots bouscule les nuées formant l’almée ou l’épure. Elles s’assemblent dans cet ordre qui provient de moi-même et de nul autre pour échapper par vagues à la simple formule. Elles sont mes ombres recommencées et se relient en cercle sans que jamais on ne puisse y rattacher la règle car c’est la voix ou bien le visage, ou bien l’écho d’un tout bientôt multiplié. À ce point de ma nuit, j’ai vu la ville neuve de ne plus l’apercevoir.

Une ville autre que je laisse se bâtir sous mes doigts, qui sera le lieu d’un resserrement, toute autre effigie souveraine préservant en germe sa propre fulgurance par la pulsation de l’apparition puis de la disparition, le système attendu qui ne se résout qu’en une couleur indécise, une onde peut-être.

Aussitôt le décor formé, les façades éblouies par les réverbères, je surprends le frôlement des passants contre mon épaule, et plus lointain le bruit de leurs pas. La lumière des enseignes indispose mes yeux et l’esquisse se disperse en reflet car sa vertu ne vaut que par fragilité, l’impatience née de l’élan qui fut le mien pour la créer. Je pourrais commencer de même par distinguer un personnage car le sens qui ferait le film n’importe pas, suivre la grâce du regard alors qu’il s’approche maintenant. Il se pourrait qu’il se penche et murmure à mon oreille. L’on entend sa voix, qui fait l’être s’apposer presque à moi pour le connaître. Il apparaît d’une seule pièce, ardemment, comme il en sera pour le spectateur qui, le jour venu, découvrira son modèle vêtu en entier, tout en apparence, d’un unique tenant.

Ce paysage des pensées s’ajuste dans l’orgueil par sa chamarrure même, s’emplissant aussitôt de réminiscences fugitives qui l’environnent comme les comètes d’un soleil, à ce point qu’il me faut repousser leur assaut de mon esprit. Ainsi l’on ne peut jamais languir de sa propre imagination qui emporte dans son flot autant de redites. En songeant à cette ville, toutes les rumeurs des rues je les entendais, je sentais l’âpreté du costume, aspirant en mon propre désir le sentiment le plus pâle, celui des effluves.

Une cité ne représente à nos yeux qu’une trémie confuse, un personnage sa figure. Et par ce flot de climats que j’éprouve en maelström, se dissipe l’énergie du temps. Une sorte de frottement viendra s’y insérer invisiblement, une distension par laquelle affleure la ligne de l’intrigue, impression nuageuse de la continuité. Je ne cherche jamais à saisir la trame du récit de ce prime abord, elle s’adjoindra par surcroît car son usage n’a de force qu’à se fondre au rythme, à le suspendre même.

L’apparence invoque son double incessamment, sa transformation fluide par la grâce de laquelle chacune des évocations se relie l’une à l’autre de ressemblance ou de mouvement. Le personnage, l’être divulgué alors en son intégrité d’une seule fois, se tient contre moi dans le bruissement de son entourage. Il se découvre ceint de l’auréole de la ville, prenant sortilège des irradiations du jour, alors que j’entends la voix de ses amitiés s’adressant à lui.

À cette faveur, les mouvements de chacun d’eux s’emmêlent en de savantes courbes superposées l’une devant l’autre, pour brouiller ce qui formerait l’arête trop vive des paroles échangées tandis que je fais insensiblement le jour s’éteindre, les amis délaisser un par un la compagnie de cet être que matérialise ma pensée. Je confie alors au temps une variation lisse et c’est elle que j’accorderai au sentiment vague qu’il éprouve selon ses gestes. Je garderai un autre modèle auprès de lui, l’une parmi ces figures humaine pour imprimer l’écho à son image et composer toute profondeur sensible. Soudain, a-t-il ressenti de l’anxiété dans la nuit, apercevant qu’il éprouve envers cette connaissance l’attrait de sa présence, peut-être par amour. Elle exprima le désir de s’éloigner. Il cherchait alors à la retenir. Et mes yeux s’ouvrent de nouveau.

En imprimant sur le rêve une simple suspension, l’anxiété d’un départ, d’une solitude à venir, le film prend essor bientôt, il possède sa vie intime, une ordonnance éphémère et son lien. L’ambiance recèle un élan de transformation, le soir tombe. Je devrai vivre en moi sans discontinuer la sensation de la nuit qui vient. Le jour qui s’en va fomente déjà la coalition du spectateur, pris dans les fils maintenant d’une émotion semblable, une marche fluente, ponctuée où se métamorphosent les personnes comme le vêtement nocturne avive leur secrète quiétude. L’un éprouve de l’appréhension. Je ferme les yeux pour contempler de nouveau la ville que je teinte en revêtant l’appréhension imaginée de mon modèle. J’imprime au décor par la main repoussée la tension que j’impulsais à m’éprendre de ce qu’il en pressentait, la déférence qu’il s’accordait en ce monde, la vie présente.

La métropole a changé d’âme aussitôt que j’écarte les avenues, laissant s’ouvrir au ciel toute figure passée. Cette femme garde présence à mes côtés, que je ne perçois plus à sa pareille. Il a besoin d’elle auprès de lui ainsi que je projette mes propres désirs. L’espace de mon imaginaire s’allonge et s’étend en miroir et se rejoignent l’apparence et la pensée.

J’ouvre les yeux. J’ai dit si peu du récit et pourtant le film commence à se former. Le sentez-vous avec moi ? Les yeux clos, nous partagerons l’épreuve intérieure de la nuit qui tombe comme un manteau s’abattant. Je n’ai jamais cru ces personnes qui s’attribuaient ce mérite de savoir entreprendre des films parce qu’elles possédaient la pensée visuelle. Elle n’est point d’usage car pour fabriquer l’image, il faut la pensée tactile.

 

 

 

En leur part essentielle, les leçons présentes constituent la glose d’une loi perceptive, qu’énoncèrent Claudine et Xavier de France en exergue de leurs différents ouvrages traitant de scénographie générale. Cette loi, qu’ils dénomment loi de privation libératrice, décline que l’activité du spectateur peut d’autant mieux être sollicitée dans un domaine que les autres domaines lui sont fermés, partiellement ou bien complètement. La privation des relations au monde sensible impulse la vivacité du rêve.

Ainsi, lorsque je lis, tous les sens sont dessaisis de perception directe, sinon celui de l’œil qui parcourt la page. Et la vue dirigée sur le battement des caractères imprimés concentre l’attention sur un point voué à l’abolition où s’élabore cette fraie chimérique qui n’a de cesse de se retirer par delà ma conscience. Toute l’attention sensitive s’ouvre alors à l’imaginaire, contrainte de supplanter l’accès interdit. Je pose les voix sur le texte, la couleur, le murmure des fonds. Une sensibilité de substitution s’y raccorde.

Je serais surpris si je les entendais, ceux des personnages dont j’organise le rayonnement vocal et d’ici leur survivance, si la véritable couleur était posée à côté, si le bruissement se révélait venu du sensible extérieur. Je ne reconnaîtrais pas mes voix, sans doute ma voix grimée par le spectre que je dessine et que je ne peux saisir sur le moment où je le pose, je chercherais encore la teinte perdue dans un désordre d’impressions, toutes ingénieuses. Le murmure se perdrait.

Le cinéma ouvre la vue et l’ouïe à la perception d’un simulacre, il ferme l’odorat, le goût, le toucher, le réduisant à la préhension en miroir de la salle inexprimable dans le noir. Et pareillement, j’appliquerai la douceur du fauteuil à la pâleur du ciel, à la mousse du jardin que j’aperçois projetés. Le sens tactile retient pourtant attention, car il organise avec les autres une relation somptueuse dont le cours est suspendu hors de toute conscience. Ce flux insoluble de la vue et de l’ouïe au toucher, exprime à lui seul tout le mouvement artistique qui donne à percevoir la subtilité de la sensation pour elle-même.

L’expression pieuse que l’on adresse aux enfants, toucher des yeux, pour induire aussitôt cette nouvelle inclination envers le monde, ne fait rien moins qu’injonction à cette coïncidence qui enchevêtre chacun des sens à l’attestation tactile. La vue et l’ouïe deviennent pour l’illusion des tacts négatifs, une forme d’empreinte à l’envers par laquelle je peux évaluer une profondeur artificielle. Le cinéma, comme les autres arts invoque le toucher, et de cette épine surgiront les plus beaux effets que tu façonneras du monde sonore, depuis l’arc visuel à la richesse de l’esprit.

Le contour cinématographique du toucher est la fluctuation lorsque la nuit tombe ou que le jour vient, ou bien la fuite, ou bien le secret. Il n’est que de ressentir l’effet du mouvement de la caméra, qui fait luire et briller toutes les préhensions des arêtes à l’intérieur de l’image. Comme si l’œil soudain s’était mis à glisser sur l’écran de sa main opulente et plastique.

Alors de cette unique manière, je tiens l’harmonie d’un ensemble, d’éprouver sa mouvance, la variation de ses couleurs, par où s’évanouit le toucher, son objet. Ainsi, avant même de retourner le récit entre ses mains, de reprendre son déroulement, le scénariste dépose la couleur de l’œuvre, qui n’est pas une couleur véritable, plutôt l’ombre d’un élan, la traînée du nuage qui conduit le rythme, pas seulement celui de l’intrigue, mais celui de toute chose, à s’ouvrir, à se fermer, à prendre de l’espace, à s’engouffrer dans un creux.

Il est inhabituel de dépeindre ainsi le premier travail du cinéaste, mais celui-ci ne doit être gouverné que par l’allure, le tempo, considérer le film comme un flot, comme une étreinte. Ce n’est pas le sens du contenu des images et des paroles, mais de l’effet qu’il produit sur moi. Si même l’image est inanimée, si la portion d’espace prise entre les mailles est immobile, mon esprit s’évade selon la loi de privation libératrice. Il déploie d’autres couleurs, qui sont des couleurs intimes, des images personnelles inaccessibles au cinéaste sinon comme son propre spectateur, mais dont lui-même prend parti.

La salle de cinéma est une résonance, elle décuple l’effet des sensations et les précipite en dehors sur de larges surfaces. Cependant, l’arc tactile produit sur moi-même l’impression manquante et la reporte en dedans, dans l’enclos singulier de mes pensées. Le mouvement diverge donc pour susciter une diffraction confuse de grandeurs, entre un écho extrême fait d’ombres géantes, amplifiées par la nuit, et de traits infimes qui sont ma mesure de la sensualité des lumières accordée aux pulsations sonores.

Ainsi l’intimité de l’effet cinématographique se produit dans les creux (ce qui est caché, voilé au regard du spectateur), Robert Bresson dénomme interstices ce que la scénographie générale initiée par Xavier de France appelle expression, en regard de la monstration. De ce que le film montre et de ce qu’il exprime, les deux sont inséparables, je ne peux montrer une chose sans en exprimer une autre. Et je distingue le montré de l’exprimé pour mieux les unir, ainsi que l’entend Jacques Maritain.

L’image en ce qu’elle montre engendre en moi un appui matériel à survenir en premier, une écorce fabriquée par sculpture qui porte en reflet l’inouï de maintenant et d’ici, par laquelle s’exprime la qualité lisse ou rugueuse d’un objet, d’un paravent que l’illusion m’empêche de saisir, la lourdeur de la soie, la légèreté de la pierre à son contact, l’onctuosité de la neige et la violence de l’écho, la vigueur des lignes, l’envoûtement des lieux, le mur et la porte fermée, la clairière ou l’étang, le sable tourné vers le ciel, la frontière des nuages.

Ainsi, l’éclat du présent qu’avive le simulacre déborde en pensée la ferveur de ce que l’on a montré lorsque le spectateur efface toutes les lisières de l’écran et relie en lui-même chaque chose en un monde personnel. Son imaginaire ouvre la porte de sa volonté fertile sur ce qu’elle vient clore, traverse les murs et le temps et compose bientôt ce que ferait l’agrandissement du cadre au point de disparaître, en toute direction à même creuser la terre et fendre la lumière pour l’atteindre.

Ce que je montre, chose, être vivant, décor, est synecdoque car il convie par intellection ce qui l’entoure, ce qui s’en reflète et fait des images un double miroir où se joint l’attribut du langage qui consiste à mêler si intimement le signe vocal au dieu de l’instant, qu’en somme à cette heure l’éther s’en détache et s’irradie des qualités du sensible, là-même où le metteur en scène le soustrait à ma vue.

L’univers sonore à lui seul exalte dans l’invisible ce qui ne se divulgue pas à nos yeux, agissant par expression pour fabriquer l’apparence profonde d’un intervalle empli. Le bruit des feuillages remémore les forêts comme le vent, celui des vagues invoque l’océan ; celui de l’écho solennel, la cathédrale ou par toutes voix ceux qui les portent au point de leur accorder puissance parce que les sonorités ont cette ressemblance avec l’expression qu’elles sont des nimbes et qu’elles effleurent en propre notre mémoire, qu’elles suscitent leurs propres images intérieures.

Ainsi la présence montrée d’un visage, d’un climat, illusoire pourtant, se pare d’une expression ascendante, étendue en espace et de dimensions multiples à tout ce qui ne se prête pas à la présentation dans l’instant, en sensation, en estampe et par les bruits à ce qu’ils évoquent de leur provenance.

L’art cinématographique provient pour ample partie de la force expressive qui dépasse en toute cause le support montré, même lorsque le lien du récit s’est rompu et que chaque photographie en dérivant porte ce qu’elle exhibe en grande intensité en l’instant, à tant perpétuer cette énigme : que veut le metteur en scène me raconter ? Et sous cette forme négative, l’expression alors demeure en notre esprit, pourtant dans cette force égale qui provient de notre recherche à restituer toujours le lien dissout où se désigne leur enchaînement fluide.

En ce vaste jardin intérieur, l’expression s’éclaire des réminiscences mémorielles que le montré suscite et s’épanouissant si largement, elle désigne bientôt ce que je ne peux directement présenter, comme il en va des sentiments et des mouvements de l’âme. Ainsi, la tristesse est transmissible, tandis qu’elle appartient à l’ordre de la pure expression, qui ne pourrait s’exposer en elle-même comme un être ou comme une chose, sinon sous la forme de l’allégorie.

Le sourire désigne ce qui vaut pour gaieté ou dérision ou l’empathie à son contraire, toutes impressions qui ne pourraient se présenter sous forme visible ou même audible, pourtant prégnantes dans l’image à ce point qu’elles viennent apparaître pour montré et se confondre à ce qui les porte. Ainsi que le fait remarquer Xavier de France, la colère, qu’on ne peut exhiber qu’au travers des supports de la voix ou des gestes, s’éprouve singulièrement comme montré insaisissable alors qu’elle est pure expression.

Il en va de même lorsque l’estampe se fige, et l’élan suspendu ne peut disparaître tant il semble s’évader plutôt, tel un sillage au plus profond du futur par souvenir du passé car cette fois la mobilité se prolonge au-delà de la représentation, sans fin recommencée. L’art photographique enveloppe la trace du mouvement d’une sorte de gangue, et par là l’exprime en sa coïncidence avec l’espace dans l’effacement ou la fuite. En contemplant la constance de la pose, je peux ressentir cette barrière infranchissable qui sépare la monstration de l’expression et pourtant se ligature de l’une à l’autre par cette suspension même du temps, ou bien son étirement comme une note tenue, liée strictement à ma contemplation fixée dont je choisis le cours et que je peux rompre d’un simple mouvement des yeux.

Aussitôt que l’image se fut animée, parce que le mouvement revenait au montré, j’éprouvais maintenant un tout autre passage subtil, faisant échapper à ma raison la ligne rigide de la géométrie, la sagesse de mes yeux et de mes oreilles. Comme un flot, l’expression surgissait pour s’évanouir et reparaître dans un déplacement autre, effiloché, incertain ou même hasardeux et là tout à coup, j’observais cette démarcation changeante où toute chose exprimée se faisait suggestion directe avant de se révéler suivant l’heure.  Le mouvement anoblissait l’expression en lui conférant la valeur d’artifice fluide, en l’accordant à la fugacité, à l’éblouissement. Ce que la photo ravissait et fixait, le film lui donnait courbure et sensualité du temps, à laisser paraître l’infime oscillation des granulations de la surface. La profondeur paraissait cette fois pour sa part exprimée en ce voile léger, frissonnant, qui la recouvrait pour livrer l’imperceptible à la fougue du mouvement.

L’art cinématographique résulte de cette séparation changeante depuis ce que je montre vers ce que j’exprime.

Il en va ainsi, car en opposant les caractères de l’un à l’autre, on désigne ce que, par fragilité dans le déroulement temporel, le montré renferme de surprise et de renouvellement, d’inattendu, d’instant et de présence offerte. Cependant que l’exprimé sollicite dans la même fluidité, la mémoire du spectateur qui reconstitue par lui les rites et les inscrit dans la permanence des choses et la tradition, toutes effluves enfouies à laquelle elles se rapportent, à quoi je confère un pouvoir d’immobilité.

À ce point, le film se délie par apparition et disparition. Or le sentiment s’insère en ce qui fait manque et noue l’image avec moi-même, prisonnier de la nuit. Le cinéma pose en cette vertu une inquiétude corporelle sur ma propre présence que le simulacre aspire en mon imagination. Le contenu du film peut le joindre en thème parfois et vient-il apparaître dans son extrême hardiesse à travers la trame du récit, comme il en est de ce film de Don Siegel décrivant des cosses végétales venues de galaxies lointaines pour engendrer l’artefact des être humains auquel enfin, durant le sommeil de la victime, elle substitue une apparence charnelle en tout point semblable mais privée de son désir. La conception de cette œuvre surnaturelle, à laisser entendre que les médias électriques nous déshumaniseront pour nous reprendre par réplication la sensation d’habiter notre propre chair, l’invasion des profanateurs de sépultures, détoure singulièrement la sensation cinématographique, où se confronte l’apparence avec le sentiment d’être en deux signaux distincts que l’expression vient plonger invisiblement en de faux abîmes. Le reflet de nous-mêmes se dérobe à toute identité et laisse surprendre en soi la répulsion fascinée pour la fragilité du sens confronté aux émois de la multitude soudain amalgamée par le trait.

Le metteur en scène me fait éprouver l’exaltation de la piété à l’instant de son évaporation, et les décors soulignent cette cavité creuse d’où toute empathie a défailli. Le village par expression prend allure d’une écaille fragile, tandis qu’une à une disparaissent les âmes familières que les apparences supplantent bientôt. La clairvoyance spirituelle qui tombe ne peut se toucher ni se voir, elle forme expression d’un dessein inconnaissable à perdre son goût d’aimer. Le personnage se trouve bientôt seul en cette ville désormais peuplée de momies articulées, réplications de la chaîne de montage, et ne préservant pour lien avec la vérité qu’une compagne d’infortune, tente de ne plus s’endormir afin d’échapper à l’emprise de cette harmonie mécanique.

Pourrait-il se trouver un seul homme qui se soit accoutumé à l’interdiction de rêver, par déni du sommeil et des pensées, à moins que d’embrasser l’absence de soi-même, ce à quoi le film convie par une certaine manière, l’espace rendu peu à peu convexe et séparé, jusqu’à ce refuge au plus haut des collines, l’excavation humide reliée de planches d’une mine abandonnée qu’ils atteignent pour s’y cacher.

Le corps perdu invoque l’expression la plus profonde et la plus lointaine comme il va se découvrir, par le travers du symbole, dans les méandres des fabulations, des paraboles, d’anciennes armures, pour peu que le spectateur y soit sensible. Par la nuit, il goûte un mystère, un voile d’obscurité dont je couvre le temps. Tandis que les deux rescapés reprennent souffle, une romance s’élève, échue de nulle part au dehors, ensorcelant le personnage si profondément qu’il en déserte sa tanière, abandonnant seule un instant sa bienaimée avec la recommandation de ne pas se laisser gagner par le sommeil. La mélodie exprime bientôt la remembrance du chant des sirènes, plus en arrière donc, celle d’Ulysse, plus en arrière encore, celle d’Homère, le retentissement d’une attirance mortelle. Ainsi l’expression plonge en notre mémoire de plus en plus loin.

Le sortilège se dissipe bientôt à l’instant où se divulgue la métaphore en sa matière, la radio propagée par les haut-parleurs de l’usine où se fabrique sous forme de graines vénéneuses le décalque de l’humanité. L’être humain maintenant désensorcelé retourne à la caverne étreindre la compagne dont par expression je ressens à cet instant la métamorphose et le goût glacé de son baiser. Elle s’est rendormie en son absence. Un profanateur a pris sa place entre-temps, emportant le sentiment pur avec sa dépouille, comme Hadès reprenait Eurydice, et laissait Orphée remonter seul des Enfers.

L’allégorie la désigne comme l’ensevelissement de notre identité humaine et d’avoir effleuré ce que serait un corps délivré de sa conscience, l’expression file la réminiscence la plus enfouie et s’agrandit aux dimensions d’un mythe véritable : Ulysse, Orphée.

Il est redevable au scénariste de porter ce fardeau si grand du symbole et considérer non pas l’idée d’une chose qui proviendrait d’une expression privée de son support montré, mais la chose de la chose, pour dire les pans immenses qui surgissent à la simple apparition d’un décor, d’un temps, d’un visage. Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets.  Ce que prononce Stéphane Mallarmé s’applique au film comme la tournure première d’une sensualité. Je ne cherche pas à comprendre, à manger ce que je crée, mais à le ressentir, de toute mon âme. Je m’y plonge sans embrasser et j’y touche les racines qui vont parfois si profond. Je prononce quelque parole, aussitôt la lumière baigne l’ensemble, elle crée les ombres, les estompés, les figures floues de l’arrière-plan. Si c’est le désert, ce sera le crissement des sables, la mouvance des dunes, l’illusion du vent, la silhouette des tissus sombres flottants. Car le scénariste se souvient toujours qu’il partage la découpe d’un corps en creux, d’un simple châssis, l’image en somme. Il sait que cette image passe, qu’elle n’était qu’expression de futurs, qu’elle est venue fantôme, qu’elle disparaîtra plus précieuse en son passé, plus radieuse encore dans l’imaginaire.

Le montré par échange cristallise un effet qui prend source aux sentiments du metteur en scène et, retournant aux sentiments, suscite une expression quoi qu’il advienne, tandis que l’expression ne prend support que de ce qui se montre. Aussi la règle scénographique les proclame de la sorte inséparables pour prendre l’un comme contrecoup de l’autre, et l’expression prend lieu en notre obscurité personnelle par l’espace qu’elle compose au-delà même de l’image et du monde sonore.

 

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Depuis l’image montrée, se propage une coloration diaphane qui se raccorde à mon être et par ceci le film fait le monde s’y insinuer pour l’émouvoir. Cela s’est produit à ce moment précis, tandis que l’on observait le gardien de ce couvent légendaire se faire guide et convier deux visiteurs impromptus à se pencher dans l’orifice d’une excavation. « Le couvent » que dépeint Manuel de Oliveira est un lieu initiatique que viennent découvrir un savant littérateur et sa compagne, afin de chercher dans sa bibliothèque ce qu’ils supposent d’une origine à l’œuvre de William Shakespeare ; et s’y consume la métamorphose diabolique initiée par l’imprimerie, gisant au-dessus de notre conscience comme une lame cachée. En se penchant, les visiteurs nous font face, derrière le trou dans le mur par lequel ils semblent contempler au-dessus de nos têtes une chapelle invisible, l’endroit même d’où nous les regardons. Alors le gardien retrace l’existence des premiers moines, lorsqu’ils eurent établi leurs cellules dans ces grottes, réduits à l’état d’animaux, sans rien d’autre que la foi pour les soutenir, leurs habits courts et les hivers glacés : « Ils n’avaient pour se protéger qu’un capuchon. Ils luttaient contre les éléments et trompaient la faim par des prières. » Le metteur en scène avive l’exorde à nous priver de voir ce qui fut le premier lieu de pénitence. En cette absence sur l’écran, il nous revient d’emplir la salle de projection devenue caverne où nous sommes environnés par le noir, de cette sensation brutale, de nous revêtir nous mêmes d’un caractère animal, chargés de poursuivre la foi, confondue avec l’illusion, de tromper nos désirs les plus immédiats par l’incantation du film, un corps évidé. C’est donc nous que le gardien du couvent interpelle, lorsque décemment le point de vue se détache pour isoler son buste dans l’image. « Les imbéciles ! » proclame-t-il d’une blessante ironie à notre endroit. Les visiteurs se font nos porte-parole en se retournant vers lui. Ils nous sont un lien, nous que le metteur en scène enferme dans le crépuscule par un jeu de miroirs et de contemplations : « Pardon, qu’avez-vous dit ? »

Le gardien réplique en nous attribuant soudain d’ironie la vertu contraire : « Je disais… Je disais… Vraiment des saints ! ». Nous sommes désormais coalisés à cette ambiguïté qui nous costume devant l’artifice du film : animaux imbéciles et sanctifiés par l’invisible tout à la fois. L’expression de la caverne nous couvre de ce lieu comme le vêtement court des moines, pour créer ce déséquilibre d’une représentation qui nous en délivrerait. Ce qui ne se montre pas exalte l’inquiétude et la suspension.

En cet inverse, je ne peux voir déborder toute sensation corporelle qu’à la condition qu’elle ne soit pas figurée. Car c’est moi-même que je cherche en permanence sur l’écran, en double mouvant. De ce personnage invisible de « lettre à trois femmes » dont nous entendions la voix tout au long se divertir des fruits de son stratagème et le nom prononcé, Joseph Mankiewicz s’offusquait avec quelque dédain qu’on puisse évoquer même son apparition car à son sens, le montrer serait le détruire. Et de cette même façon, l’ensorceleur auquel se réfère Vincente Minelli se persuade bientôt qu’il suffit aux  hommes-chats de ne jamais apparaître pour qu’ils suscitent un sentiment ineffable d’inquiétude, de s’en remettre aux indices, à la suggestion pour épandre le trouble, à la nuit grandissante, que ce fut bruit, ombre vague, syncope ou retrait.

 

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L’univers expressif résonne de multiples énergies, la force expressive du cinéma déborde presque toujours de ce qu’elle montre. Il survient même que le montré s’efface en toute fin derrière ce qu’il exprime comme Xavier de France le remarque. Cela se traduit dans l’écriture et le scénario peut vagabonder au gré des effigies qui surgissent du support de l’image, réduit à son plus simple effet. Le scénariste n’évoque plus ce qui est vu, mais ce qui est pensé en soi. De la sorte, lorsque j’écrirai le scénario de cette œuvre dont je rêve, je garderai à mon attention cette parabole. Je façonne un système de retentissements compliqué, où chaque parcelle de film répond à l’autre parce que le spectateur nuance de sa propre pensée et parachève ces choses infimes que je lui tends par le spectacle et l’univers sonore. De ce que je montre, s’épanouit comme la fumée dans l’air ce qui s’exprime au travers, qu’alors enfin s’y oppose ce qui se valorise ou déchoit par le jugement esthétique ou l’approbation morale.

L’apparition supplante ainsi la construction. Tout au moins, le spectateur ressent ma construction, la mise en scène, comme une apparition qui porte avec elle l’intensité de ce lien, sans que je puisse le défaire, le démembrer par précision. J’oublierai même ce qui en faisait le montage. De ses raccordements, je ne percevrai qu’une saccade peut-être émoussée. Les heurts se noieront dans la continuité que le spectateur restitue en lui, sous l’apparence d’une brume exquise. L’impression se forme donc par l’accolement, pour composer une langue spéciale, celle dont Rimbaud disait qu’elle serait de l’âme pour l’âme. Le film tout entier est un symbolisme.

Voici cette infortune que recèlerait la volonté de dresser sans précaution les tables d’une grammaire cinématographique, qui ne rendraient au film que sa linéarité, qui feindrait d’oublier toutes ses profondeurs, sa dimension troisième, la parure orchestrale. Tout est armé depuis l’instant où les mots font apparaître l’espace. Il est devant moi et le scénariste le rassemble dans une vision indivise, sons, couleurs, tempérances, épures narratives.

Avant même d’avoir déployé ce que le film raconte, je me garde de m’incorporer à ses contenus, je m’abstrais des circonvolutions de l’intrigue. Comme le musicien replié sur lui-même avant de commencer, se pénétrant du tempo, je cherche en moi la pulsation que je veux imprimer aux images car c’est de là qu’elles parlent à mon esprit. Je parviens à percevoir le battement des rythmes. En reliant l’image au réel, j’agrège un rythme qui dessinera le mouvement du scénario en son ensemble. J’accepte le flou qui signifie que je contemple l’ouvrage à venir en préservant l’intervalle qui m’en sépare, que j’éprouve de façon tactile ce que la pellicule a serti, comme une croûte impalpable.

Je contemple en fermant les yeux cette émanation qui me fait être intérieur, tout au toucher.