Troisième leçon

 

l’intrigue, fil suspendu

 

 

 

« Si l’on considère le corps de la pièce, on s’aperçoit qu’il n’est pas moins rapide. Les caractères des personnages sont toujours exposés très sommairement et leurs états d’âmes ne réduisent jamais la place réservée aux évènements, même quand ils les commandent : les personnages concluent généralement leurs brefs débats intérieurs par un serment et le respectent toujours, les bons comme les mauvais. En sorte que rien ne vient ralentir l’action, au grand scandale des amateurs de tragédies classiques comme Jules Lemaître qui ramène le mélodrame à ces deux caractères : « action gouvernée par un hasard artificieux et providentiel, subordination totale des personnages lorsque l’action l’exige. »
Menée à cette cadence, une pièce de Racine serait finie en un quart d’heure. Il n’y a donc pas d’autre solution que de compliquer l’action. »

Jacques Goimard, Le mot et la chose.

 

 

Or le film compose une constellation de résonances sensibles, et je ne peux m’immiscer dans les méandres d’une intrigue sans m’y perdre. Les yeux refermés, j’atteins par diaphanéité la préhension des choses, se dévoile l’univers en un seul tenant.

Le soir tombé, je surprends le vent frais passé dans mon cou. Je me suis transmué en pensée, séparant les formes qui relient l’avant à l’arrière et j’atteins presque l’humidité subtile accolée à mes vêtements, le frémissement du monde tout contre moi. S’imprime désormais d’une part matérielle, sans jamais me lier au récit lui-même, ce que je discerne de sa lancée, l’espace s’ouvrant et la nuit tombant, le mouvement se propage né de l’assombrissement. Le spectateur invoque alors le sentiment de sage amertume et c’est cela que je maintiens par devers mes pensées, l’oscillation du temps et des lieux.

Une ligne figure le film déroulé devant moi, désembobiné et je signe d’un trait le mouvement par où se délivre le sentiment qui essaime. Il est double puisqu’il accorde la chute, le soir et l’ouverture sur la sensation d’espace. Le dessin donne ceci :

 Composition des lignes

Par cette couleur sensible je fonde l’unité. Aussi je m’abstrais de tous les méandres qui embellissent le mouvement principal. Peu m’importe si en quelque endroit, une incise vient contrarier l’ouverture de l’univers, le spectateur la laissera divaguer dans son esprit comme une simple broderie et la rapportera au primordial. Il pourrait se trouver une scène d’appartement avec beaucoup de lumières, mais par hasard au travers de fenêtres transparaît le ciel noir sur la cité, qui fait mon impulsion se perpétuer, simplement estompée, jusqu’à revenir au premier plan. De par ceci, la scène engendre le film comme l’expression d’un chœur où les voix se répondent et se parlent de l’une à l’autre, elles s’enchaînent et forment fugues ou bien choral. Tu avais choisi de même un battement, car tu sais qu’il est des films heurtés, syncopés, des films liés, qu’il peut se trouver des pulsations vives, d’autres adoucies. Ces variations composent la discrétion du scénariste ou du metteur en scène. Leur combinaison est changeante car il se rencontre des mélanges bariolés lents, si l’encombrement ne trouble que l’ambiance et la parade, d’autres rapides, austères tout à la fois, si l’ascèse n’atteint pas le chantourné du récit, juste l’espace sonore, l’image et la parade. Encore après se module l’importance des climats, les personnages dispersés dans une profondeur qui privilégie soit leurs gestes, soit leur entourage. Et selon cet assemblage s’ordonne l’intrigue. Ou bien l’ambiance tend à la dissoudre et je préserve toute simplicité à la ligne narrative épurée. Au contraire tout aussi bien je prends parti de m’attacher aux circonlocutions du récit de proche en proche.

Ces mouvements, je n’en reçois la valeur qu’en usant de la méthode du jugement réservé. À l’instant où j’accorde l’arc de l’espace mouvant avec les sentiments qui émanent des regards, puis moi-même, je mesure à la croisée de ce frôlement, la vérité de ma propre pulsation. Je reviens sur l’anxiété de mes modèles et je tends les liens qui la distraient ou la concentrent tout autour. Alors viendra le récit. Il ne s’érige pas de l’opposition entre deux personnages, sinon par le signe, ou bien d’un personnage avec lui-même, hormis son déchirement intérieur, qui en tisse la toile, mais la sensation d’une tension. Ce trouble pourrait se déporter à l’extérieur de la ligne narrative. Et suivant je remémore la nuit qui s’avance sur la ville et pourrais prétendre apaiser absolument toutes les relations entre les êtres, qu’il ne demeure auprès d’eux aucune attente, et ne subsiste alors que la pureté d’un rayonnement. Le frottement se forme aux confluences de l’ambiance nocturne qui s’étend et l’immobilité des faits. Le récit prend nom de mélopée, juste un rinceau qui tourne sur lui-même et ne renvoie qu’à la nuit. C’est une façon d’appréhender un film qui rend à l’écran un précieux scintillement. La vérité se place au dessus des personnages, qui donne lumière à la nature comme élan mystique.

Et puis, en fermant les yeux, j’appose sur la ligne du récit la sensation d’une tension pour l’ôter en une certaine part du décor et de l’espace. Alors, s’instaure le frottement dans le récit même, jamais dans le contraste, toujours dans l’écart. Je me souviens de notre scénario, cette femme que cet être voudrait retenir parce qu’il éprouve une anxiété indicible à se séparer d’elle. Il te reste encore à poser quelqu’un, en un certain lieu, qui ne sera jamais tout à fait en une place identique d’un film à l’autre. Je songe en l’exprimant au spectateur. On invoque l’alchimie de l’identification, à la suite d’Aristote. Cependant cette traduction de la mimesis semble par trop ingénue. Tu discernes aisément comment ne s’abolit jamais toute distance entre l’homme sur l’écran et toi-même, plus simplement, les sentiments qui l’émeuvent, ce sont certains des tiens projetés, ou bien ils représentent le tien propre. La mimesis permet d’enclore le spectateur dans un miroir auquel renvoie celui qu’il contemple à lui-même. Suivant la tension narrative le reflet se détoure autrement. Je pourrais imaginer rapprocher le miroir du modèle, le nourrir d’une ferveur particulière. Tu institues alors celui-là affronter un rival, un autre. J’embrasse si bien l’aura de cet homme qu’il me devient double sans pour autant que je m’y fonde tout à fait. Cependant ce voisinage fait paraître l’autre en étranger. À telle mesure, l’affrontement glorifie l’onction de l’image, elle y gagne ce que l’on nomme un enjeu. Au théâtre elle s’incarne dans l’épopée. L’enjeu conduit à l’épopée, la perte de l’enjeu à la tragédie. Ce n’est pas de les désigner qui donne la mesure de ton dessein, c’est de reconnaître qu’il se trouve plusieurs modes de rétraction du récit. C’est dire que le récit lui-même possède un mouvement qui se désigne en éprouvant la place assignée à l’observateur, qui est toi-même par volonté. Le personnage au milieu de la nuit s’éprend du monde alentour, et tu forces le récit dans l’intensité, cette narration, vol et trahison prend de l’ampleur suivant une ligne montante. Il se déjoue d’ennemis, entreprend une guerre véritable. J’ouvre les yeux pour effacer en moi cette ligne, puis les referme pour en construire une autre. Cette fois, je repousse quelque peu notre place pour nous laisser dans l’entre-deux. Par miroir, cette équivoque fait luire l’anxiété du modèle, l’imaginant tomber cette fois pris par cette angoisse même, comme le soir tombe, et le vois mélangé au décor. Cette image de femme s’estompe aussi dans mes pensées, elle n’est plus qu’ombre qu’il poursuit par désespérance. L’être paraît juste suivant l’intervalle que je fonde du spectateur à l’écran. Il te serait possible d’éloigner autrement le témoin des évènements, créer l’humour par l’intervalle, ou bien l’emphase par l’ampleur des rythmes. Bien sûr le théâtre attribue à ces choses leur propre qualité, mais ce n’est pas de les dénommer qu’il importe, plutôt de saisir la multitude des tensions qui s’arriment au déroulement du récit par sensations mouvantes, pour les conduire, les jeter d’un bout à l’autre du film, et insinuer sa couleur.