« The Greek myth of Narcissus is directly concerned with a fact of human experience, as the word Narcissus indicates. It is from the Greek word νάρησις, or numbness…
Now the point of this myth is the fact that men at once become fascinated by any extension of themselves in any material other than themselves. »
Marshall Mcluhan, Understanding Media.
« Le mythe grec de Narcisse se rapporte expressément à une réalité de l’expérience humaine, comme le désigne le vocable Narcisse, étymologiquement dérivé du mot νάρησις, qui signifie engourdissement…
Et ce en quoi le mythe de Narcisse est remarquable, c’est qu’il indique comment les hommes sont immédiatement fascinés par toute prolongation d’eux-mêmes, faite de n’importe qu’elle substance autre qu’eux-mêmes. »
Marshall Mcluhan, Pour comprendre les media.
À contempler l’intime fusion venue de l’ombre et du mouvement, le chemin des pensées module ce liminaire d’éprouver combien le cinéma apparaît inaccessible à ceux qui veulent se tenir trop près des simulacres. Il semble que de nos jours, mais peut-être en fut-il ainsi en d’autres époques, le spectateur soit happé par le contenu du film, qu’il n’en discerne plus les contours. En deçà des hyperboles que le metteur en scène surimpose pour rappeler l’intuition des ombres à sa conscience (et de plus en plus le style de la mise en scène use d’arythmie, pourchassant l’hébétude), il ne saisit qu’un fil, pour son esprit. Le film énonce quelque présence selon une continuité fausse et pas plus loin. Pour lui, l’œuvre est informe, et seul le déroulement lui apparaît, une suite curieuse de tensions intérieures qui sont projetées aussitôt du dedans de l’enveloppe des personnages jusqu’à son intelligence. Comme s’il n’existait pas d’univers autour qui permette aux pensées d’éclore, comme s’il n’y avait pas d’écran, comme si l’appareil que constitue le cinématographe s’était évanoui, avec le mouvement sa trace.
À cette aune, il ne conçoit plus la grandeur, l’apparat dont les pensées s’ajourent pour parvenir à nous. Il semble ainsi naturel que la conscience de la pulsation disparaisse sous l’amas de nos sollicitations. Pourtant, le rythme constitue l’entité première et le seul mérite que l’on pourrait s’attribuer, c’est d’arracher à la torpeur le cinéaste qui apprend. L’image électrique en est responsable, car elle ne résulte pas d’une projection, mais d’une illumination. Elle insinue dans un éblouissement constant, les césures, les disjonctions. Les poètes s’en sont épris, autrefois. La syncope est l’effigie du symbolisme dont une figure idéale éclaire cet endormissement que provoque le contenu sur le rythme parce qu’elle préserve pour toujours le soufre d’une énigme. Arthur Rimbaud présageait peut-être le cinématographe en juxtaposant au début du poème les voyelles chacune contre une teinte. Étiemble refuse à cette œuvre, aux autres du même, la vertu du symbolisme, il n’en reconnaît pas les préceptes.
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes
Il fut assigné, que n’aurait-on pas déclamé de cet écrin, ce que serait la noirceur du A, la rougeur du I, le U, qui se voudrait le vert des eaux de la mer, celui des prairies, le vert des fronts livides, alors le A invoquerait la mort, le E, l’élan vers les sommets, vers la lumière. À chercher le symbole pour lui-même, il s’évade, il se perd. À poursuivre le contenu, s’égare le geste du poète qui est lui-même élan d’un seul, non pas l’hortillonnage des mots. En quoi le E est-il plus élancé que le U, en quoi est-il plus noir en vérité ? L’on ne peut se plonger dans la sensation sonore de la voyelle, sans que le mystère de son empreinte chromatique ne puisse se dissiper. À cet instant paraît l’œuvre du poète, pour maintenir l’intervalle entre le mot, sa musique intérieure et la vibration lumineuse de ce qui s’y désigne.
« Moi qui ai connu Rimbaud, je sais qu’il se foutait pas mal si A était rouge ou vert. Il le voyait comme ça, mais c’est tout. » Paul Verlaine nous défie de chercher la couleur des voyelles, le versant même de la divagation du contenu, du dépeçage de la parole duquel s’amourache l’esprit du signe. Que ne lit-on pas la poésie pour ce qu’elle est, le mouvement sensible de ce qui vient. Rimbaud n’a pas décrété que le A serait noir par son tempérament, ni blanc le E. Il a pensé la saccade des virgules, A noir, E blanc, I rouge, une mesure à deux temps syncopés, le cœur battant, reliant par sa brutale apposition la couleur à la cloison de la voyelle et ce faisant, a-t-il composé un vitrail suivant l’ordonnance de Ruskin, en supprimant les ombres. Les couleurs sont formellement pures, séparées par les images-voyelles qui bâtissent une armature de plomb au chatoiement des teintes et les avivent. O, voyelle, est sans doute en notre âme contaminé par le bleu, la césure demeure cependant, qui interdit l’éclairage et refuse au contraire à la lettre isolée de se confondre à la couleur, cependant de s’y mélanger en une nouvelle perception sonore et visible à demi.
C’est le battement sur deux temps qui imprime son ordre au poème, non pas la vérité des assemblages. L’agencement est celui, arbitraire, de l’alphabet des origines. Il n’est pas gouverné par une sensualité mais par la rigueur du mot brut, sonnant comme la timbale. Le heurt tendu de la conjonction est d’essence symboliste, il impose l’enluminure au cœur même de la phrase. Étiemble la cherchait ailleurs et la manqua. Penser en rythme, c’est l’objet, la croyance dans la sensation, dans la pureté de l’inaccessible, où l’abstraction des lettres prend essence par la sonorité. Nous voici extirpés pour peu de l’engourdissement des continuités s’il est simple de commander le recul, d’éloigner son corps et brouiller ses yeux dans la contemplation d’une image inanimée, pour qu’apparaissent les aplats de couleurs, l’essor des postures et l’emprise des formes, dégagées de ce qu’elles représentent.
Mais devant un film qui délimite un temps, je peux quérir cette opération, non pas l’entreprendre. Elle surviendra lorsque se formera à votre mémoire ce qui demeure des œuvres lointaines, celles que vous avez vues il y a plusieurs années déjà. Alain Aubert prenait soin de rappeler que les bribes du film qui persistent en souvenir sont vaporeuses, comme le chat d’Alice, il n’en reste que le sourire, une apparence aux limites estompées, un coton flottant dans du sombre, des éclats indécis, mues de la certitude dans la fausse empreinte. Comme nous l’avons dit dans notre leçon, le cinéaste procède à l’inverse, il part de la brume et construit les arêtes.
Le souffle régulier emporte l’oppression sourde et le spationaute s’est endormi dans l’habitacle du vaisseau. Tandis qu’il est en route pour rejoindre la lune où s’est manifesté le signe indéchiffrable d’une présence inconnue, le film de Stanley Kubrick, 2001, une Odyssée de l’espace détaille l’incise de cette image, celle du stylographe dont il usait sans doute il y a peu, et qui flotte en apesanteur. L’hôtesse s’approchant le saisit dans l’air et le replace dans la poche de son costume, sans qu’il ne se réveille. L’objet figure un signe d’une force singulière, aussi un aparté ironique. Mais l’on se fourvoierait à tenter de lui apposer une cause, une conséquence qui supposent de l’abstraire des ambiances en lesquelles il scintille. On s’insinuerait dans le contenu narratif sans précautions. La paraphrase rappellerait que l’os propulsé dans le ciel par l’homme-singe volait aussi dans un majestueux ralenti, puis les vaisseaux de l’espace en apesanteur, peut-être même la conscience. Et puis il s’interromprait, sinon à tisser des correspondances imaginaires. Peut-être oublierait-il d’ailleurs que le jeu d’images de Kubrick, comme d’autres parleraient de jeux de mots, ne peut s’apprivoiser qu’à la lumière de leur architecture, c’est-à-dire des sauts d’échelle qu’ils supposent. De l’os au vaisseau interstellaire, du vaisseau à la plume, se tend l’univers et le grotesque de leur accolement l’un à l’autre. Il pourrait même se prétendre que de l’os surgissait une destinée qui était de plume, et que de la plume s’esquissait un monde lisse s’éloignant dans l’infini.
Cependant l’ellipse d’où se raccorde l’os au vaisseau spatial recèle l’objet même du film et l’investigation qui ne lierait pas le signe à ses modalités d’apparition serait aventureuse car elle ne conviendrait pas à la disposition du cinéaste. Je retrouve la source de sa vision, et frayer mon chemin personnel de créateur à condition de maîtriser le monde d’échos et de résonances que je façonne, partir de la brume, de l’impression large, celle qui demeure et frissonne lentement au cours du film, ce qui donne l’unité formelle. Dans un beau film, elle apparaît toujours, jamais comme exégèse, bien plutôt un sentiment.
Je ressens mélancoliquement cette conscience nouvelle que le sentiment est une chose par trop engageante, qu’il nous inclut dans le drame.
Mais c’est bien l’emprise du toucher qui commande une proximité raisonnée d’avec la matière. Une sensation première diffuse au long de l’œuvre de Stanley Kubrick et mêle indolence assourdie aux creux doucereux d’impressions éteintes. De l’effet, je remonte à la cause, son véritable sens, déduit des pulsations, non pas des contenus. Le rythme installe ses lenteurs, ses trous, les comble de lointaines césures, de contrecoups noyés sous le calme. Désert des singes, la largeur de l’espace s’accouple à la dimension du temps allongé. Le silence est un monde que viennent étouffer le souffle ou le cri. L’espace se construit par ce que l’on retire, lorsque le lointain de ce paysage de savane se forme comme l’écran lui-même selon une image dédoublée, à peine sensible et projetée par transparence sur une toile pour aviver ses textures et permettre au symbole de survenir sans heurter.
La chambre de conférence, qui se loge dans la station spatiale courbe et luisante, souligne la prégnance d’un vertige. Les éclairages lactescents, diffusés de toutes parts, composent un vêtement subtil et tendu. Le court foyer de l’objectif de la caméra avive la distance. Son effet est double cependant, car le plafond sombre et les parois froides, le son, délimitent le vide et rendent à l’image l’effet d’un bocal. Arthur C. Clarke, le coscénariste, invoquait une force surnaturelle, celle qui extirpa un jour les hommes d’un règne tourné vers lui-même et les projeta dans les confins de l’espace. Mais Stanley Kubrick, de par son tempo, la ramène à sa véritable origine, toute intérieure.
La torpeur, l’engourdissement, par bien des égards mortels, dont le film entier se pare dans une multitude de lumières diffractées, constituent la fondation véritable. L’ambiance la supporte pour sa part essentielle, diffusant les arêtes par cette énergie dispersive, une façon de reproduire en miroir l’angoissante question de l’autre invisible. Le stylographe flottant, l’os flottant, sont les images identiques de l’hypnose.
Elles ouvrent à l’intuition du monolithe noir qui manifeste l’enseigne pure, d’une double manière. Sa forme et sa place le précipitent hors des images à ce point qu’il ne puisse jamais s’y résoudre. Ainsi, le cinéaste fait resplendir une sensation en avant de l’espace ; il lui suffit d’une brisure dans la continuité des textures. L’entrechoc perpétuel des signes façonne l’univers symbolique de l’image de télévision. Rien ne s’intègre à rien, ainsi le téléaste se transforme en ce scribe accordé à la religion des autres, non plus en artiste. L’intégration que propage le film est spirituelle et toute forme s’agrège en un amalgame prenant. L’ambiance monte au premier plan et noie l’intrigue sous l’agencement des rituels opératoires. C’est une forme de construction narrative que méconnaît la règle pour ne plus apercevoir sa ligne. La pierre noire porte présence du symbole, lorsqu’elle surgit brusquement sans égard à l’aube des temps humains, après que la première tribu d’hominiens fut supplantée par une autre.
Pourtant, les uns ressemblent aux autres, comme l’un à son image dans l’étang auquel ils s’abreuvent sans se voir. La transformation mystérieuse qui a pu s’accomplir en cette créature primitive n’est pas perceptible aussitôt. Pourtant, par cette chirurgie sans trace, l’homme est cette fois prolongé en tous ses sens. Les symbolistes signaleraient la puissance magique qui vient confondre le monde avec ce qui le nomme, la parole.
La nuit s’y ajoute, le mirage naît d’une partie du ciel au creux d’un renfoncement de cette grotte qui leur sert de refuge avec le sentiment de la descendance, peut-être de la mort ou de l’inquiétude. Cette pierre fait écho au prolongement de l’homme, son image figée, une sorte de reflet enfermé de lui-même auquel il s’accole, pour ne pas s’y reconnaître. En ne le justifiant de rien, le cinéaste a délimité son caractère de périphrase. Le monolithe est l’instrument de l’engourdissement, comme celui de la violence. Aussitôt qu’il est apparu, l’homme se saisit d’un os, le premier de ses prolongements, celui du bras, celui de la main. De cueilleur il devient chasseur, tueur. Et par un précieux raccourci, le prolongement se déploie dans le ciel. Le singe lance un os, plusieurs millions d’années s’effacent, et le vaisseau retombe dans la nuit, dans le silence.
À quoi ressemble l’homme bardé de cette multitude d’accroissements et d’appendices qui étendent ses yeux, ses oreilles, sa peau, ses dents, ses jambes, ses mains ? Il tourne autour de lui-même sans horizon, il flotte et ne possède plus désormais le sens des pesanteurs. Il a délivré son corps de l’incertitude. Sa voix est une empreinte, son visage, une image. Il s’est défait de toute agression et s’étire dans un cocon. Il est seul, s’étant bâti son propre sarcophage pour hiberner et vivre dans le froid sans rêve, un temps suspendu, en présumant que l’attirail qui l’enserre et prolonge l’intégralité de son système nerveux central, le réveille ou l’étouffe. L’ironie et la mélancolie de Kubrick affleurent, même s’il ne choisit pas tout à fait entre la mort et la reconnaissance de soi. Lorsque Marshall Mcluhan remémore cette parole de Lamartine : « le livre arrive trop tard », Stanley Kubrick songe, il semble, que l’explicitation proposée par Mcluhan elle-même est survenue trop tardivement.
L’homme était déjà tant engourdi pour s’extirper des choses qu’il a façonnées une à une et que pourtant il ne peut reconnaître comme recommencement de ses sensations. Du sentiment d’enivrement, il ne subsiste qu’un vague tournoiement, la musique, la valse bleue du fleuve. Le monolithe réapparaît sur la lune, enfoui désormais, qu’on recherche et qu’on déterre sans mieux deviner son origine. Et ces êtres scaphandres n’ont plus vigueur pour l’atteindre en son miroir, marquer l’empreinte de leur union sur une photographie, sans qu’il ne fige, telle la Gorgone, non plus dans la lumière d’un œil mais dans un sifflement, ceux qui oseraient soutenir sa présence. Il est aussi vieux que l’humanité elle-même, ne résulte en rien du hasard, mais d’une volonté, de cette seule attirance humaine qui échappe à toute perception, qui nous paraisse étrangère véritablement, inconnaissable.
En cette torpeur où le genre humain a prolongé son système cérébral, pour tisser la toile nouvelle de l’univers, il revient à l’ordinateur d’éprouver maintenant l’enthousiasme, le désir, l’envie et la faute, de souffrir à ne plus rien apprécier de son propre souvenir et chanter des comptines. À cette machine en forme de reflet de l’homme dont la perfection est telle, celle d’une imitation de notre propre esprit, qu’elle reproduit l’acte manqué puis la fourberie misérable à désirer protéger son propre aveuglement par-dessus toute chose, il est donné de retrouver l’enfance au moment de la mort.
« Quand nous sommes allés sur la lune, me dit-il, nous pensions en rapporter les photographies d’un paysage de cratères, en lieu et place, nous avons trouvé l’image de nous-mêmes, voyage égocentrique, auto-amour. Je reprends, l’image dans le miroir, c’est une autre façon de nommer l’eau, qui désigne l’élément changeant de la nature pour l’homme. Narcisse est tombé amoureux de son image reflétée dans l’eau. « Non, répliqua Marshall McLuhan, cela, c’est la manière habituelle de voir. » Narcisse, tel qu’Ovide le décrit, est cet adolescent sauvage qui ne sait reconnaître ni miroir, ni reflet. « Il est tombé amoureux de quelqu’un qui lui était étranger. » C’est ainsi qu’il posait cette question mythique tout autant que sarcastique. Pour lui, ce miroir liquide n’était autre que la mort. »
Cette scène où le cosmonaute arrache peu à peu sa mémoire au grand ordinateur du vaisseau compose l’une des plus sensuelles pour y donner à surprendre notre âme se retirer, perdue dans le labyrinthe, à connaître l’inconnu par-delà les pensées. L’espace est ressenti comme présence propre dans un double intervalle. Le souffle revêtu de l’être humain, prisonnier du scaphandre, ramène à l’empire intérieur toute sensation vivante. Recevoir l’écho enfoui de sa propre respiration, c’est faire entendre l’écho de nos oreilles refermées elles aussi, la perception des bruits tournée vers l’intérieur de soi. Les sensations sonores étaient coupées par le silence hors des cabines et puis revenaient à nous par la pressurisation. Nul autre n’a joué du silence comme un trou, une trappe infinie, parce qu’elle l’allie au noir parsemé d’étoiles, aux reflets de lumières peints sur le visage, la marque d’une tribu.
L’autre part de cet espace retourne aux flancs rougeoyants des parois de l’ordinateur. Il évoque cette chose brûlante, intensément corporelle. Il nous suffit d’imaginer le bleu en lieu et place des effluves orangées, pour éprouver combien la couleur est un choix de rythme et de présence, bien autant que de teinte. La faille de l’ordinateur, qui présuppose de fausses pannes à venir pour tuer les occupants de la capsule, ceux placés en hibernation afin de comprimer un temps qui s’étire, révèle à la conscience tout ce qu’elle avait pu extirper du corps pour flotter dans l’entrelacement inextricable des circuits, à la vitesse de la lumière, tandis qu’il a pris par son reflet l’image de sa volonté même aux fins qu’il s’égare en sa propre conscience.
« L’homme désincarné flotte en apesanteur aussi bien que l’astronaute, mais il est capable de transportations bien plus rapides. Il a perdu le sens de son identité personnelle car les impulsions électroniques ne se situent nulle part en particulier. Pris dans le flot d’énergie hybride que suscitent les techniques vidéographiques, il apparaîtra enceint de cette « réalité » chimérique, qui rassemble tous ses sens en un point éloigné de lui-même, suivant une injonction plus déterminante encore que la dépendance aux drogues les plus puissantes connues à ce jour. L’esprit, vu comme un contour, se dilue alors dans l’ambiance comme le fond sonore et dérive quelque part entre rêve et fantasme.
Les rêves gardent toujours quelques relations avec la réalité, ils sont encadrés par le temps présent et par le lieu auquel ils renvoient, les fantasmes pas toujours.
À ce point, la technique n’est plus sous contrôle. »
Or donc, c’est de lui-même que le cosmonaute arrache une âme séparée de lui et tant emphatique qu’elle ne lui obéit plus et qu’il ne peut reconnaître qu’au profond d’un abîme. La machine ne représente qu’un reflet, jamais un lien. Elle le prive dans sa perfection inquiétante de toute relation aux aspérités du réel. Seule son angoisse la répare. Elle meurt.
Plus loin encore, le monolithe-miroir flotte dans l’espace, en route pour Jupiter, comme le simulacre du vaisseau, accroissement redoublé de l’extension corporelle. Et si le singe pouvait encore l’atteindre et l’enceindre de ses mains, le spationaute ne le désigne plus que de son lit. Le prolongement l’a coupé de toute chair sensible. Cette sorte de chambre creuse est un lieu où la mémoire ne s’accroche qu’aux débris de lumière comme à l’esprit précieux d’un siècle passé, ainsi, le temps est venu où l’homme ne se reconnaît plus dans son propre reflet, celui des limbes. Il se contemple vieillir en un autre lui-même, qui lui même ne vieillit plus. Le temps s’est suspendu à l’hypnose de Narcisse, confronté à ses images, dans la gangue de son triomphe onirique. Chaque bond technique provoque le désarroi supplémentaire de l’identité, comme celui du désir, que même la guerre ne peut désormais restaurer. La guerre est devenue cette chose froide, inerte, tapie, qui n’agit plus que dans l’ombre, dans la nuit et le sommeil. Sans mémoire, l’homme retourne à l’enveloppe fœtale, loin de la terre devenue inaccessible à force de gadgets, qu’il contemple au loin de son visage translucide.
« Et nous conclûmes que les techniques vidéographiques étaient susceptibles d’engendrer une sorte de nécrose psychologique de l’humanité toute entière, puisqu’au travers sa propre involution hypnotique, celle de Narcisse, elles la séparent de façon définitive de cet ordre primordial, le grand livre de la nature. »
Soudain, par immédiate connexion si peu tempérée d’écriture, nous apparaissions à nous-mêmes dans cet intérieur écarté des rêves, confronté à cette frayeur appréciable de surprendre enfin notre origine sensuelle, le premier désir qui ne saurait revêtir que l’argent du mystère car il est lui-même fait d’évanescence, d’enrobement.
Doutez-vous encore que ce film implore l’hypnose matérielle, la solitude de l’homme tatoué par les marques de ses techniques, séparé du grand livre de la nature ? L’une des scènes idéales rapporte une communication télévisiophonique du père grand voyageur à son enfant restée sur terre. Le cinéaste d’aujourd’hui se doit de relever la grande épreuve, celle de reconstituer en lui l’architecture lucide des images, par-delà les signes. La mise en scène se colore d’échos cabalistiques entre les paroles échangées et les entortillements de la petite fille prisonnière, cherchant sans fin comment se tenir entre la lune et la terre. L’homme est si loin de ses descendances qu’il a perdu toute unité corporelle, sa filiation s’écartèle à chercher d’anciennes limites, les parois du temps pressenti. Quelques gestes démanchés insinuent l’état schizophrène et la claustration, ces parties de corps égarées dans les pensées. L’enfant est seule, sa mère est partie. Que veut-elle pour son anniversaire ? Elle désire un prolongement supplémentaire de son oreille, le téléphone.
Mais le monde des prolongements techniques est depuis longtemps gavé, encombré. Depuis longtemps les téléphones n’ont plus d’utilité pour relier la sensation à l’être. Le père tournant dans ses étoiles n’a d’autre à répondre sinon ce désenchantement : des téléphones, nous en avons déjà tant… Alors, que reste-t-il de tellement spécial qui puisse servir d’anniversaire : elle voudrait un bébé singe qui remonterait le fil du temps. Le père suspend : nous verrons. Bien sûr, il est tard à ce point pour le buisson et le partage.
« Des téléphones, nous en avons déjà tant… »
L’homme est si loin de ses descendances qu’il a perdu l’unité des sensations d’être.
« Et ce en quoi le mythe de Narcisse est remarquable, c’est qu’il indique comment les hommes sont immédiatement fascinés par toute prolongation d’eux-mêmes, faite de n’importe quelle substance autre qu’eux-mêmes. »
Le temps s’est suspendu à l’hypnose de Narcisse, confronté à ses images, dans la gangue de son triomphe onirique.
… Stanley Kubrick
2001, une Odyssée de l’espace (1968)