« Pour lui, il suffit d’une chose : « Being there », ce qui dans notre contexte pourrait signifier : « l’être est là », – « il y a de l’être là ». »
Gisela Pankow, L’homme et son espace vécu.
À l’avers de l’image, j’éprouve la part souveraine, l’étendue immergée dans le noir, le ciel invisible recouvert par l’esprit qu’elle répand. L’illusion est en soi, non pas au dehors qui ne se ressent plus tandis que le personnage s’illumine, sa présence renaissant en mes songes familiers. Je suis le signe de vous-même qui me contemplez, semble-t-il murmurer. Et sa parole est d’un autre qui s’y mêle, l’instant de ma pensée propre.
Il s’épanouit sinon, parmi les limbes, entre la nuée du faisceau de lumière et le noir. Si je m’attache à lui c’est par le mystère de son apparition, sa plénitude bienheureuse. Il dévoile en face une vérité sensible, parce qu’il ne s’y insinue rien d’autre que la digression que je pose sur lui en miroir. Ses élans me semblent coutumiers, exacts, à l’instant où je surprends qu’ils sont accordés, qu’ils fuient toute préhension. L’être n’a pas d’autre armure que son apparence perpétuelle, celle qui demeure d’étape en étape comme la reconnaissance d’une ferveur impénétrable que je ne pourrais atteindre sinon à l’aimer.
Son cœur à lui est mouvement, son anima, sa tournure d’esprit, et n’a d’autre raison que sa part ténébreuse ou sa transparence. Si c’est l’obscur, il se rapporte au passé qui ne figure que par imaginaire, ce qu’on dit l’expression ; si c’est la transparence, elle se rapporte à sa présence qui retourne au voile et s’élucide de son âme ; ce que j’entrevois du montré par son regard et la forme qu’il a pris dans la lumière.
Ainsi, paraît-il tout autant qu’il transparaît, comme l’écho subtil de cet infime tremblement, celui du grain qui s’interpose tout à la fois par la texture de l’image et par l’atmosphère qui prolonge sa profondeur et la désigne, la vibration de l’air. L’être porté par son âme d’exister est au cœur de chaque œuvre, cependant que le personnage lui, au gré de sa mise en scène, se charge de ses paraître, d’une sorte de lourdeur infuse qui le relie à ses paroles, à ses relations, à ses passions tournées vers les autres. Autrement dit, l’élan de l’intrigue l’emporte en d’autres profondeurs.
La maisonnette est bordée par l’eau. À contempler ses reflets semble-t-elle posée au dessus du monde-miroir, et comme il en irait d’une fable merveilleuse, son dessin tracé à la plume des treilles et des allées du jardin qui l’entoure. Au loin, les effets des villes et de l’industrie s’estompent dans la gaze des fumées et se fondent parmi les nuées. Le metteur en scène déploie de loin en loin les brumes soyeuses et les fonds nacrés, un glacis d’invisible et de lucidité, formes neigeuses et grisées d’un espace évidé, reflets luisants du pavé mouillé et miroir de l’eau. Au devant, il tisse un réseau de filins, de caténaires et de branches desquels je saisis par mégarde l’entre-deux incertain, posé sur les nuages.
La ville a délaissé ses fondations, et j’avise en deçà des amas de neige, le florilège de ses théâtres et de ses orphelinats, qu’il en est d’une subdivision et d’une superstition paradisiaque. L’univers se disjoint en son milieu ; au plus près de soi-même s’élabore la dentelle ornée des miniatures, celle de maisons de poupées et le soulignement léger l’en sépare d’un ordre démesuré, entrevu par l’esquisse de formes irréelles. Le caractère de ce paysage se façonne par le réseau subtil de fils entrelacés. Environné de pales transparences, le décor est une harmonie grise qui projette au dehors la plénitude d’un être perpétuel et divinisé.
Un matin, cueilli comme il en serait d’une fleur dans le jardin par une vieille dame précieuse, le bébé Totò est venu au monde. Il est né dans les choux, et cette chromotypie laisse entendre le sortilège par lequel s’entend que l’enfant est placé loin de ses origines, d’un père ou d’une mère, par quoi se dénie la disposition d’accéder à l’héritage d’une quelconque lignée, d’atteindre sa propre destinée où se dévoilerait simplement une histoire qui le verrait naître, grandir, aimer et, comme le rappelle Gisela Pankow, éprouver par là-même la sensation d’habiter son propre corps et d’en percevoir la limite.
Son ascendance est celle de la constance qu’il accorde à cette vieille dame, tutrice et mère adoptive qui le relie au monde par la seule magie du verbe, le sentiment d’être sa propre émanation et d’en vivre confusément à l’endroit précis où il se trouve, à qui revient de préserver la flamme du langage dans la plénitude de son sens, le lieu même en sa parole, une fois ses symboles ôtés comme surcroît d’apparence. Lorsque survient le décès de sa protectrice, serti par l’aura de sa propre présence, il est conduit à l’orphelinat.
Comme il est entré il en sort quelques années plus tard, dans cette même hypostase, insensible à la rigueur militaire, ou bien à l’uniforme dont on pare la façon d’être et de penser, pourvu d’une armure invisible atemporelle qui le préserve de toute blessure, irréductible, indomptable, non pas érodée par la discipline qu’imposent les civilisations. Il est projeté dans notre monde ayant préservé le sien, monde-jardin, langage-jardin.
Il envoie sur nous même son propre éclat fusionnel comme s’inverserait la gerbe de lumière répandue sur l’écran. Et ce monde fait de ciselures arachnéennes et de nuages est l’écho de son corps même, ce qu’il en ressent d’apesanteur, sans limitation ni frontière. Ainsi, il s’est revêtu d’une image délivrée de toute substance, confiné au sentiment de sa propre pensée d’où il ne peut s’échapper. Il contemple la vérité du monde sous la protection de son langage qui forme un second enclos.
Partout d’où qu’il se trouve parvient-il à susciter par la simplicité de sa langue la même aurore qui dépose quelque terre aride dépourvue de lueur dans son domaine propre où s’imprègne ce qu’il transmet d’une vertu d’être. Alors se voit-t-il prémuni de toute rivalité par l’apparence du verbe que façonnait autrefois la vieille dame à sa propre transparence, l’inconscience autrement survenue de son humanité dans sa plus parfaite alacrité, débarrassée des oripeaux d’arrière-pensées, de non-dits ou de double-jeu. Aussitôt qu’il se trouve livré à lui-même au sortir de l’orphelinat, Totò salue : “Bongiorno !” et l’inconnu auquel il s’adresse dans cet esprit de le reconnaître, cherche à deviner ce que soutiendrait d’intérêt secret de se tourner vers lui avec tant de prévenance pour dire bonjour, simplement bonjour. Que signifie ce mot ? Dans l’immanence il veut dire : “Veramente Bongiorno !”, car de cette interpellation se dispersent dans l’instant les myriades de symboles et de significations qu’on voudrait y discerner, et s’impose son sens le plus pur en quoi l’inconnu ne pouvant plus rien y chercher ni se laisser surprendre par la nature même de son propre sentiment d’exister, renoue ses entendements compliqués sur le chemin, haussant les épaules…
Totò n’a pas de place à occuper, il est le lieu même d’où provient toute transfiguration, aussi est-il tout aussi prêt à ouvrir ses bras et donner ce qu’il possède, mais en préservant ce qui en fait l’image et la substance invisible, en gardant près de lui le sac que lui légua la vieille dame et son image, tout comme il s’écarte à la faveur de chacun pour lui permettre de gagner sa place dans le rayon du soleil qui se forme sur la lande près du chemin de fer, semble-t-il, par sa présence même.
Par-delà les traits de ce monde impalpable, s’épanche la grandiloquence et la démesure, où se trouve l’endroit des antagonismes dans leurs origines et leurs effets, dont il n’aperçoit qu’un théâtre où se déploie le spectacle chamarré des vivants qu’il vient applaudir et admirer pour ce qu’il est dans sa vérité, le masque de chacun.
Le village que l’enfant né dans les choux fait élever avec les habitants des faubourgs en suscitant leur volonté parce que soudain découvrent-ils la profondeur de leur image, dessine son propre monde-transparence débarrassé de tout ressenti de son propre corps. Lors ses places et ses venelles portent pour nom la simple croisée des nombres et les lignes de la table de multiplication pour en déduire qu’il n’est pas l’heure de compter sinon la fantaisie, ses cabanes ne s’arriment à la terre par nulle fondation, nul passé, et possèdent cette ineffable vertu de s’envoler à la moindre bourrasque.
Et se joue par delà ce qui pourrait avoir nom de comédie, peut-être de tragédie tout aussi bien, et pour cette cause porte le nom de mélodrame. Le mélodrame détient ce caractère de ne surprendre les êtres que par leur volonté de possession et de les mouvoir au seul sens de leurs désirs ou de leurs convoitises, même si ce désir ne recouvre que la vertu et l’abnégation, ils ne sont que l’inversion d’eux-mêmes, celui d’en échapper.
Totò dispose de ce pouvoir insigne de faire naître et disparaître les images comme il l’entend, ce sont les siennes, elles jouent de leur subtile invocation, elles épousent chaque part de notre réalité comme son être projeté sur elles, aussi bien l’esprit de la prolifération par la simple opération du miroir et la mise en abîme.
Il en est de l’immeuble luisant d’une semblable grandiloquence, dépourvue de limites, propriété du capitaliste de haute lige qui aussitôt jette son dévolu sur la propriété du terrain vague où les cabanes ont formé une autre ville avec ce motif de confisquer le gisement de pétrole que recèle son sous-sol. Les zélateurs de Moby n’y sont que gardes d’une forteresse irréelle en deçà de laquelle ne tapit que la cupidité la plus jalouse qui vaut par la démesure spéculative et l’emphase qui en procède.
Et soudain les faubourgs de Milan ont pris la valeur que décerne la mainmise qu’ils s’attribuent par la force et par la loi. Or celle-ci ne se distingue que par le profit immédiat qu’en voudrait en soutirer, non pas comme le paysage que nos yeux contemplent à vivre dans l’intensité du soleil. Le splendide Moby, engoncé dans ses manteaux – sa chaleur intérieure se préserve comme un bien volatil – a pris les atours des fourberies du traitre, il n’a d’autre rôle que celui de la raideur puis ne gonfle d’importance qu’à l’image de ce que la bonté de Totò propage sur lui. C’est par la translucidité que le mélodrame apparaît cette fois dans sa splendeur vraie, il n’est plus la couleur de l’expression, il est le reflet d’une douceur éprise.
Cependant, il ne se conçoit de véritable mimésis que celle qui provient de l’artifice du monde projeté, Totò est un reflet pour chacun d’entre nous et son être perpétuellement luminescent saurait nous enrôler par le spectacle même qui voit chacun soudain se reconnaître à son contact, par la grâce de son langage-jardin. Sa force agissante ne vaut que pour l’instant où elle se produit pour cette cause qu’il ne ressent nulle épreuve temporelle pour se reconnaître, que son armure s’étend aux dimensions du monde même et qu’il ne peut atteindre, être dépourvu du sentiment des limites de son corps, le moindre désir ainsi que le souligne Gisela Pankow de Mister Chance, gardener. Aussi demeure-t-il insensible perpétuellement aux avances attendries que lui prodigue une jeune orpheline et n’est-il en mesure que de partager l’essence de son langage et l’embrasser dans sa pureté insigne, comme ici se trouve le lieu de toute sensualité.
Le mélodrame, cette sorte de coloration des choses par l’intensité de l’esprit, recèle en sa construction l’essence de toute tragédie, nul ne parvient à s’incarner sur le signe ou le désir pur de chacun des personnages, sinon se dévoiler en dehors de lui-même, comme un double, une réplication.
L’être sans limite n’éprouve rien de sa propre dimension, et projette ainsi la spéculation, soit la formulation d’un désir privé d’objet qui s’entretient sans cesse sur lui-même et prend un atour grotesque.
Ces personnes venues de l’enfance en viendraient à disperser toute présence à s’évertuer de ressembler au bourgeois repu Moby, ils en contrefont les habitudes et les paraître, la soif de possession, en ce qu’elle s’accorde au rêve, éprouvent à leur tour le sentiment d’être privé de cette sensation d’une limitation à soi-même : millions de millions de millions, milliards de milliards de milliards de milliards entonnent-ils pour mimer les effets de la spéculation comme on le ferait d’un air d’opéra, comme il apparaît alors qu’elle n’est que métaphore de l’illusion même. Ils ont surpris de Totò l’essence de ce qu’ils sont pour se projeter où bon leur semble et c’est ainsi qu’on les pourchasse comme l’on soufflerait une chandelle et l’on voudrait les déloger de leur monde, la terre tout simplement.
Alors, près du Dôme ils s’envolent, tels des magiciens, après qu’on eut ouvert la cage, l’esprit à l’image des oiseaux à qui l’on parle, s’ils évoquent la vérité.
Il n’était d’autre destinée que cette forme d’assomption, d’une sorte de croyance sans dieu car il est suscité cette antinomie que la seule religion des apparences est celle de la possession, où leur corps privé d’attache signe la reconnaissance de son être propre et rejoint en s’évanouissant dans l’infini, la puissance de la parole.
Un réseau de filins, de caténaires et de branches desquels je saisis par mégarde l’entre-deux incertain, posé sur les nuages…
Et ce monde fait de ciselures arachnéennes et de nuages est l’écho de son corps même, d’apesanteur …
Le langage de l’être surprend dans sa cage transparente la créa- tion du monde …
… Vittorio de Sica
Miracle à Milan (1950)