Préface

 

 

 

Par inspiration, s’accomplissaient les estimes singulières du cinématographe, tandis que grandissait l’âme créatrice d’un être particulier. Mes formules n’étaient destinées qu’à lui seul, mais ce qu’il en échoit peut toucher celui qu’éveille la même inclination. De tout ce qui n’était que présage, sentiment, par notre méditation la substance même de leur expression devenait intelligible.

Mettre en scène nomme une tournure sensuelle d’accomplir un monde, et devenir sensible à surprendre le faisceau de lumière projeté sur l’écran.

Et ceux qui viennent aujourd’hui filmer, jeunes metteurs en scène, sont fortement incommodés à leur insu par l’univers de nos réseaux électriques.

Il leur faut dépeindre en effet, sur l’étendue lointaine de l’écran, l’unité de leur vision lorsque le rêve qui les voit naître est morcelé, éparpillé, privé de distance. Ils projettent eux-mêmes dans le plus pur immédiat, déchargé du poids des autres, leur passé, leur présent, leur destinée. Ils perçoivent le cinéma comme un œil démesuré, une sorte d’enlacement de signes, alors que l’essence perceptive lui est exactement contraire, n’éprouvent jamais ainsi le renversement sensoriel entre le premier et le second et s’épuisent à vouloir assujettir les formes parcellisées du second au premier.

Ils disent l’image, mais ce qu’ils dénomment ainsi n’est en vérité qu’un battement, une pulsation intérieure livrée aux censures de l’inconscient, un contour incisé à la façon d’un idéal inscrit sur la peau rétive. La faculté d’embrasser un paysage dans la plénitude de son ambiance par le regard se voit dissoute, aussi le sens des constructions spatiales, la rigueur des rythmes, par les syncopes de notre décor, la disparition du temps, des nations, des langues même, au profit des idéogrammes d’une nouvelle ère.

Le monde se creuse en vieillissant. Je veux dire qu’il s’y loge les interstices de l’exil. C’est le sens de la révolution digitale. Jeunes gens d’aujourd’hui, ils admirent le chatoiement des sons et des icônes privés de toute chair des formes informatiques, tel que le délivre le monde de l’automation. Rien n’est plus appréciable que de contempler soi-même en un miroir qui lui retourne les éclats de sa conscience libérée des attaches du corps qui la fait vivre. Aujourd’hui, enseigner le métier de mise en scène consiste à renouer, rejoindre, empoigner de toutes ses mains les substances de l’univers sensible.

Le périple que je destine à celui qui va lire ces lignes est empli de réflexions subjectives, incertaines. Il fait toujours appel à la subtilité des sens, aux colorations changeantes des perceptions.

Je lui propose, pour une fois unique, de s’enlier à l’apparition elle-même, son architecture silencieuse, sa trame, sans prêter attention aux significations qu’on leur donne. Je lui propose d’apprendre à construire son propre monde, maîtriser le style et la polyphonie, harmoniser le proche avec le lointain, le montré avec l’exprimé qu’il sous-tend.

Toi qui lis aujourd’hui, tu reconnais le diadème opale par quoi s’irise la matière des images sonores, ce que nous dirons à propos de l’enseigne qui protège le domaine du citoyen Kane, ceci : par cinématographie, le signe luit au travers de son enveloppe qui l’apprête. Car l’enveloppe est signe au cœur d’une enveloppe plus grande encore qui lui donne sens et l’enveloppe elle-même ; et cela sans fin, par propagation de son écho.

Et par ce qui suit tu pourras apprendre comment dominer le reflet impalpable de cette assomption pour atteindre la vérité du signe au cœur de l’écrin formé par son propre univers.

Le cinématographe ne consiste pas à distiller le suc d’on ne sait quel récit, tant sa trame paraît oriflamme, car la littérature est un contenu du cinématographe. Le cinématographe pare la ligne historique du vêtement de son image rêvée. Et cet ornement survient en premier, l’univers s’accomplit miroitant au cœur duquel se dénoue le fil de l’intrigue. Ce que l’on dit de l’histoire est une ligne dissipée dans l’espace.

Devrais-tu, cinéaste qui me lit maintenant, craindre de t’affranchir de la loi de nos universités, de nos écoles sacrées, de manquer à l’intelligence, l’intelligence des studieux, d’ignorer la glose, la dissertation, l’analyse des songes ?

Non, l’unique obstacle à tes désirs est notre monde lui-même et le diamant par lequel tu crois l’apercevoir. On appelle cela télévision et c’est bien l’instrument le plus destructeur qu’il ait été donné de façonner pour tous les arts fragiles.

Ta volonté suprême, cinéaste, fut de t’échapper.

La volonté suprême, cinéaste, fut celle d’éprouver un jour, te souvenant de tes années d’enfance auprès de ton grand-père, combien tu ne possédais rien. C’était cela être heureux peut-être, de ne rien détenir et ressentir la profondeur des choses. Tu as malaxé la terre et tu as compris que le cinéma était entre tes mains survivant. Qu’il s’agirait pour mettre en scène d’accomplir la même formule, plonger ses doigts dans la boue des rivières, éprouver la blessure des moissonneurs, la paille qui coupe dans la main.

Alors grâce à toi j’ai vu cette première chose, le cinéma comme tout art n’est pas voué à l’intelligence du mot, mais à l’agrément des sens, l’harmonie pleine du toucher. C’est une première façon de te rassurer, garder la simplicité des perceptions directes, apprécier les textures et le vent, ce qui fuit et ce qui reste, ce qui se suspend et ce qui tombe.

Car la mise en scène de cinéma ne relève ni d’une science des signes, ni de la parole seule, mais de toutes les vigueurs mêlées. La quête des cohérences du signe d’avec son ombre ne peut s’affranchir d’un cortège qu’ignorent le verbe ou la phrase. La cristallisation qui se produit sur les mots ne possède pas d’équivalent sur l’estampe, alors le cinéaste sait se prémunir d’une attirance par trop imminente envers le détail, à quelque symbolique qui se trouve noyée par le fait même de l’apparition.

La facture d’un film est surtout l’épreuve d’une reconnaissance de ses propres désirs, distincts du monde alentour, une expérience unique, douloureuse et méticuleuse, de séparation de soi-même spectateur d’avec ses propres images en lesquelles son corps est resté. Une tourmente en somme, une trituration de tous les sens. Ce voyage identique dans lequel, toi, disciple va t’éprouver ici, ailleurs en même temps, en toi et hors toi tout à la fois.

Le lecteur saura bien vite que les propos qui vont suivre représentent avant tout un bréviaire de la constance, qu’il s’agit à toute force de rassembler ces choses éparses que la vague d’aujourd’hui emporte. Par cette cause, il y sera beaucoup traité d’architecture des images, d’élan, d’harmonie, d’enchevêtrement, car c’est un ensemble idéel et sensible qu’il convient de reformer.

Un art n’est pas voué à l’éternité, il peut disparaître avec les civilisations. Le cinéma est fragile, on aperçoit déjà la virulence de son crépuscule.

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