« Pour comprendre un chef-d’œuvre, inclinez vous d’abord bien bas devant lui, et attendez, en retenant votre souffle, qu’il vous parle. »
Kobori-Enshu, maître de thé, cité par Amy Dommel-Diény, Contrepoint et harmonie.
Sur cette pancarte de métal cabossé, suspendue au grillage, il est écrit no trespassing, défense d’entrer. Qui, parmi n’importe quel metteur en scène, ne serait tenté d’enfreindre le commandement, d’approcher la caméra, passer outre et parcourir en large et en longueur d’autres décors du domaine interdit ?
Traverser la barrière pourtant désagrégerait l’objet même de ce qui est filmé, l’écho de l’interdit s’envolerait comme l’oiseau hors de sa cage, et la brume au-delà n’envelopperait qu’un monde creux. Orson Welles sait, lui, que l’interdit est le sens même de ce que nos yeux ne pourront atteindre à jamais, ainsi dans le même temps, l’arc suprême tendu entre la vérité et sa réplique.
Alors nous n’entrerons pas, nous glisserons le long des clôtures à la surface de l’écran, un chant suave pour ressentir qu’une image est une écaille sans corps. Et que la caresse des yeux n’est qu’un désir absent, éprouver de la main, toucher l’ombre, chose impossible. D’ailleurs ce n’est pas l’intitulé de ce panneau qui emporte notre sensation, bien mieux les moires luisantes de la plaque de fer, miroir enclos du ciel moucheté de nuages, qu’avive le dessin noir des croisillons, l’âpre sonorité des bassons que l’on entend à cet instant, lourde, suspendue, surtout l’ascension douce et calme, comme si un rideau troué se baissait lentement sous nos yeux. Car cette montée dans le ciel s’éprouve selon la double empreinte contraire, nous sommes en élévation, le monde descend, tel qu’on l’aperçoit.
Orson Welles ne transperce pas de la sorte la substance de son univers, il le frôle, il le caresse, de toute l’anxiété d’une complainte acide, lissant les brins de fer, les piques et les lances de lourdes barrières. Car en s’élevant, la grille s’appesantit, guerrière, chevalière. Le metteur en scène gouverne un monde factice, et le monde factice s’étend devant lui. À cet instant, l’impression sonore prend domination, dessinant corps aux béances des palissades que l’on voit glisser devant nous, armée fantomatique ; au loin, s’étend le ciel de nuit pour reflet.
Une fois le rideau tiré, l’on remise les décors du théâtre, reproductions de portes baroques, louanges de pagodes japonaises, images dans l’eau de fausses gondoles vénitiennes, pièces montées des palais de stuc, la forteresse au loin, à l’envers, à l’endroit suivant les éclats. Le monde représente une vaste scène commenterait Shakespeare lui-même. La musique s’élide et s’apparie au magique lointain.
Mais nous sommes engagés trop avant dans la profondeur du portrait, au point qu’il fait dérive à se perdre dans les brumes artificielles que le décorateur façonne. L’élan principal, qui forme ligne imaginaire, c’est la lente ascension si douce. La mélodie lui fait écho. En quelque sorte, l’accord imprime par ses vibrations ce je ne sais quoi incertain au mouvement même de l’image, ce flottement disserté. L’un est miroir de l’autre. Ce glissement est une enveloppe, comme la musique. L’un donne chair à l’autre et remémore les nuages. Cette sorte de lever de rideau à l’envers fait sourdre la trame et l’écho. Ce sont bien les premiers rudiments d’une armature de l’espace qu’édictait son image.
La trame est cette matière que pétrissent la lumière, les moires en avant, en arrière, les lignes et les formes dessinées par les croisées. Voici l’écho, que dépeint la pensée pour conséquence de son dédoublement. À l’instant même où le mouvement disparaît, il se prolonge dans l’esprit. Il assigne un point de vue sensoriel qui forme en nous résonance intérieure d’un territoire unifié, pour susciter l’expression. Les décors alors semblent superposés, flottant les uns sur les autres comme jardins suspendus, jusqu’à la chambre la plus haute qui s’éteint, brisant le charme. Le souvenir de l’ascension supplante les profondeurs pour ne restituer que la quintessence des parements. Ainsi les décors successifs se déplient tels des tapisseries enchâssées l’une au-dessus de l’autre.
Plus tard, l’écho perdu se ravive tandis que le rideau se lève sur l’opéra édifié pour la gloire de Susan Alexander, de nouveau la caméra s’envole au delà des fausses pagodes, des frontons insolents, et comme les lumières s’éteignent à l’ouverture du film, le machiniste clos l’espace exprimant son jugement dernier par un pincement de nez. Pareillement, les deux mouvements résonnent l’un sur l’autre en leur vaine élévation.
Les perspectives exagérées d’Orson Welles se dénomment trop simplement, qu’on appelle à tort profondeur de champ pour la confondre avec la profondeur de l’espace, qu’il ne soit plus ressenti le linéament passager des angles et des saillants, les plafonds paravents que l’on découvre pour la première fois à la faveur de cet élargissement convexe, à leur juste effet.
Le système est plus subtil. Sinon, que n’utiliserions-nous encore et toujours ces objectifs aux effets déformants à notre pur profit. Chez Welles, et cela prend un tour alors personnel, la construction est d’équilibre ; les perspectives n’apparaissent qu’avec les mouvements qu’elles soulignent. Elles forment vertiges et disjoignent sans distordre, elles rapportent au plus loin tous les étagements décoratifs. Les murs sont éléments de déchéance, à l’instant précis où l’on franchit un plan d’architecture pour gagner l’autre. Ou bien ils résonnent comme le contour d’un aplat creusé, pesant.
Cela fut prononcé trop simplement donc, pour oublier ce que désignent les sortes de tentures qui passent devant nos yeux et ne délivrent rien de profond, sinon le sentiment irréel du monde recomposé. Pour apprécier la théâtralité, il faut affronter l’épreuve du voile, du rideau bientôt levé et la chute imparable de son ombre. Au-delà, adviendraient les coulisses, ou bien les fauteuils et les spectateurs. Mais que je passe d’un côté à l’autre de la scène de l’opéra, que je contemple le reflet de Xanadu dans l’eau ou son contour au loin, l’ombre du rideau sur les décors de Salammbô, où bien le rideau lui-même incendié par les rampes, c’est toujours l’une ou l’autre face d’une même toile, le théâtre du monde. La vérité des êtres disparaît entre elles deux. Après tout, apercevons-nous derrière la grille infranchissable, un monde recréé par un homme pour lui-même, c’est-à-dire un fantasme inconscient, que décuple la typographie des journaux qu’il amasse pour refaire la vérité à sa propre image, au mieux miroir de sa richesse qu’il invoque comme chimère perpétuelle. Le souffle du théâtre-monde s’éprouve lorsqu’il se dérobe, qu’il s’effondre sur lui-même, qu’il se déplie, puis se replie.
Pour construire cet univers à double fond, le metteur en scène conçoit en lui-même les fractures et les barrières, ce que l’on pourrait nommer ruptures rythmiques. Voilà reconnu l’échafaudage, le temple creux du décor, il est fait de parures disjointes, tournées sur elles-mêmes, que l’on traverse sans fin, jusqu’à percevoir l’espace se creuser infiniment dans la réverbération sonore. Toujours, ce metteur en scène a préservé en lui l’âpreté des syncopes, matérialisées par ces pans de toiles que rien ne joint sinon la détresse du vide et la perdition de l’âme. Il efface tous les chemins de perspectives qui lient l’avant à l’arrière. Les lignes ne donnent à ce monde que l’impression d’une chute, d’un poids.
Rien ne serait plus dommageable d’oublier la sensation pour le signe. Les signes en eux-mêmes ne forment pas écho. Les échos sont des traces dynamiques que la première image décline en un mouvement ascensionnel harmonieux. Un écho, c’est une lumière, une forme, un nuage, une couleur des sentiments, une façon nouvelle de peindre le passage, une enveloppe qui résonne en dedans pour imprimer en notre souvenir une véritable ligature. Il apparaîtra plus tard au cours de nos leçons, ce qui s’appelle réglage, ce que Xavier de France intitule dosage. En effet, la collision formelle entre les deux élévations est si forte qu’elle s’enroule avec les autres imitations pour dessiner une structure cyclique. Si le metteur en scène estompe le mouvement, l’un ou l’autre à son envie, la réminiscence n’agira que sur la crête de cette apparition et l’armature générale demeurera linéaire, au besoin symétrique.
La nuance même influe sur l’ensemble par résonance. Ainsi rien n’est plus subtilement ardu que l’art cinématographique qui veut l’artiste toujours en quête de sa propre trame et de sa propre assonance dans le fouillis de ce théâtre intime, l’image.
Où le regard s’abaisse vers l’ombre de soi-même. Le tapis chamarré semble verser dans la faille jusqu’au dessous du piano par l’usage de l’objectif à grand angle. Il élide en son dessin ce qui formerait un lien d’avec la puissance vaine et lointaine du citoyen Kane.
Le plafond nu éveille en nous son élan retombant, glissant, qui pèse par son vertige et trouve écho dans l’ombre d’un visage ou dans l’alcool.
Chercher l’angle de vue qui anime le décor en théâtre de la chute, béant, désarticulé.
… Orson Welles Citizen Kane (1942)