« The painting is almost the natural man ;
For since dishonor traffics with man’s nature,
He is but outside ; these pencill’d figures are
Even such as they give out. »
William Shakespeare, Timon d’Athènes.
Il se peut que le cinéaste conjure en esprit la part intérieure qui garde son œuvre dans un tout, qui provient de sa propre sensation et reparaît à notre vue comme une prescience du calme d’être. Nombre d’entre les metteurs en scène succombent à l’attrait de l’immédiat et par les images dispersées en de multiples présents, les films se défont. L’unité se brise entre ce qui s’éprend d’un sentiment personnel, projeté sur le décor et ce qui vient du décor qu’ils perçoivent délivrés d’eux-mêmes comme déliés des formes. Ils convoitent la réalité, ou bien souhaitent s’y plier, et pour mieux se défendre de leur propre engagement, profèrent qu’ils sont en dehors de la cause puisque cela provient du vrai, de l’évidence tactile. Cependant le réel en son reflet ne peut résulter que de l’accord entre mon épreuve intérieure et le rythme que je trouve au-delà de moi-même. Le sortilège du film résulte de la profondeur et de l’harmonie engendrées par cette alliance.
Rien n’apparaît sur l’écran qui n’échappe à la pensée intime et ne s’en remette au monde alentour. Beaucoup d’entre nous présagent souvent rejoindre la vigueur des sens en soumettant le film à sa cause. Nous augurons qu’il suffit de dire qu’ainsi ce qui est vu de nos yeux était indéfectible, puisque l’écran nous y ramène et le désigne. Mais cette acuité de l’écume n’est que son émanation propre. Elle fuit et se dissipe. Seule la part intérieure ne saurait constituer un songe, car c’est ici que le doute prend forme. Le cœur s’était bientôt séparé de l’âme. Le visage du monde apparaissait autre, il était devenu ce que nous en apercevions, enfermé dans une cage invincible à notre contact, ainsi qu’une illusion. Le cinéma le projette au dehors sans jamais que ne fut possible cette rencontre avec un double exact. Ce que je filme n’est autre que le simulacre de moi-même filmant, ainsi le cinéaste se doit-il de plonger par l’image dans un espace modèle, atteindre la justesse, non plus la vérité, alliant sa marche temporelle avec les arêtes de ce qu’on distingue au dehors. Une œuvre de cinéma ne se laisse approcher autrement que par ses rythmes, que j’éprouve en dedans. Le scénariste ne s’attribue qu’un précepte, celui de l’accord, suscitant une figure en avant-plan pour éprouver aussitôt sa clarté dans l’ambiance. Il est cet être en perpétuel renoncement qui s’oublie dans le vague pour apprécier la séparation, la dissonance.
Les teintes ardentes demeurent un temps après s’être éteintes par l’éclat qu’elles diffusent. Comme peu d’entre eux l’ont osé, Douglas Sirk coalise deux principes opposés, l’antinomie des lumières et de l’ombre avec la vivacité des couleurs. Ces deux conventions ne s’agrègent pas naturellement pour être en contredit l’une envers l’autre et préjugent un tempérament entre l’une et l’autre qui porte ce nom de clair-obscur. Suivant l’ordre des nuances, l’apparence de l’objet dans l’uniformité de son éclairage emporte sa consistance au-delà de l’image et sa couleur propre façonne la transparence qui le fait proche.
En inverse, lorsqu’il se pare d’ombres et d’illumination, l’espace résorbe les nuances de coloration. Après que l’objet fut soumis aux striures de l’éclairage, ses teintes ont disparu sur l’écran à demi, les ombres sont au noir, la chose dans l’éclat des lampes paraît blanche où se brûle la saturation. La palette chromatique ne s’épanouit dans son étendue qu’à cette condition de douceur des éclairages ou leur uniformité qui affecte les parties foncées et fait s’évaporer le voile de l’atmosphère.
Douglas Sirk fait ériger en ce film, Tout ce que le ciel permet, des plans d’oppositions de clair et d’obscur pour assigner cette fois la couleur en son intensité la plus haute. La lumière elle-même se colore, accentuant la rougeur de l’éclairage du feu, l’effet du vitrail à travers une verrière teintée, le bleu nocturne.
Le mouvement de cette apparition embrase tout regard, et la présence exulte d’un climat. Ainsi, à la manière du scénariste, l’on dépeint les teintes de l’image à déployer une étendue de couleurs en soi, à percevoir le bleu ciel, celui de l’hiver, le brun prononcé. Le noir s’apparie avec le rouge, le noir près de l’orange, l’orange pour aviver le blanc, retourné au bleu de cérulée par le violet rose. Et puis, l’on dépose en son âme chacune de ces parures sur l’enveloppe qui la fera matérielle, comme on délie une tache de peinture du pinceau même, le bleu pâle de la voiture, le bleu profond du ciel ou des robes, surlignées du mauve des foulards, le parasol jaune sur le blanc bleui. À toute la gamme des teintes avivée à dessein, jusqu’aux feuilles dorées de l’arbre chinois, le chef opérateur y soumettra ses contraires, les ombres tranchées, profondément noires et les délimitations brillantes où la couleur haussée apparaît irréelle.
La palette chromatique invoque une vertu singulière de la substance de l’image. Notre sensibilité aussitôt s’y éprend, parlons-nous de parure des sentiments. Alertes et vives, les couleurs semblent mettre à nu la cause mentale en ce théâtre des ombres. La surface étalée de tonalités tant radieuses, rouge profonds, bleus francs, orangés lumineux, invoque un double obscur et nous cherchons ce qui pourrait échapper avec elles au pressentiment du temps.
Je contemple des citoyens fougueux, soumis par leur volonté même, qui s’évadent du présent et vivent dans l’instant sans jamais le surprendre, épris d’un imaginaire souligné de clichés. Et l’instant se fige dans la splendeur chromatique si bien que l’image semble disjointe de son propre déroulement.
Ces personnages appartiennent aux élites désœuvrées d’une petite ville de Nouvelle-Angleterre, entendons qu’ils possèdent des rentes et de l’argent. Le metteur en scène concilie leurs jeux comme une sorte de gâterie sirupeuse du moment, tandis que leur monde s’accroche à la convenance. Les existences s’y mélangent et s’y retournent à l’orée d’un jardin.
La veuve élégante, apparue sur le seuil à la rencontre d’une amie, lui confie ne disposer désormais pour tout bien que celui du temps, par solitude et désœuvrement. Tout aussitôt le théâtre accuse cette faille et se déchire l’invisible rideau qui forme un univers d’artifice privé de limbes, simple imitation de la vie, qui fait le futur se dérober à l’extase au profit des couleurs immédiates des fausses passions.
Juste à l’instant où la durée s’éprouve enfin dans sa résonance intime, cette femme peut reconnaître le jardinier qu’elle croisa sans le voir autrefois, alors qu’il taille ses arbres, lui parle du temps et remémorera tout à l’heure combien la nature invite à la patience pour offrir une permanence palpable, celle de ce bois de chêne qui par solidité persistera encore un siècle. La mésestime crée ce bruissement, qui n’est pas antagonisme, en ce que le jardinier et la jeune veuve ne vivent pas suivant la même mesure, ne s’épanouissent pas dans la même inflexion, et pour cette cause, jamais ne pourront se rejoindre et véritablement accomplir leur amour. La tension bâtit le film selon l’arc du mouvement par lequel deux êtres désaccordés ne peuvent revêtir le rythme intérieur de leurs imaginaires.
Le jardinier est étranger à ce monde artificiel, il s’en délie sobrement lorsque son visage disparaît sous l’ombre du parasol, selon cet angle de vue qui le détache sur le fond du ciel. J’aperçois le metteur en scène ordonnancer tour à tour l’un et l’autre de ces deux amants dans un champ inaccessible pour l’un ou pour l’autre, par morceau, derrière la fenêtre ou, pour elle, dans le reflet du miroir. Il suffit à cette image d’une grille dans l’entrée, d’un encadrement, de quelques marches, d’ombres soutenues de contre-jour, d’un espace réverbéré que la lumière coupe et dédouble.
Le spectacle de la vie contrefaite se donne en son luxuriant tapage, mais l’accord du jardinier d’avec sa nature demeure invisible.
Une œuvre précédente invoqua-t-elle la même dissidence, l’obsession magnifique du cinéaste, celle d’échapper par amour au visible, et pareillement la jeune veuve de cet autre film, devenue aveugle, cherchait-elle par impressions subtiles celui qui pourrait la reconnaître enfin en sa propre obscurité, à ne lui prodiguer aucun soin et faire don de soi sans pourtant consumer une part secrète inviolable. Elle ne croisait plus alors la lueur splendide des artifices défunts. Tandis que cet homme, figure usurpatrice, lui rendait la vue, croisait-elle sa propre disparition.
Voici qu’en apparaissent l’architecture et la parole. Je peux suggérer autrement la double face qu’Orson Welles ordonnait à son théâtre et désigner l’invisible par la transparence. Elle se place à l’endroit même de l’écran et s’amalgame à son croisement. Elle rejette vers nous tout sentiment de réalité paré d’une vigilance nouvelle. Cary s’introduit dans ce lieu tout près des serres où vit le jardinier et lui suggère qu’il habite une maison de verre. Or cette maison est inaccessible aux illusions, les aveugles seuls perçoivent le monde comme une étendue de transparences. Le jardinier séjourne dans la sensation temporelle pour ne pas s’être débarrassé comme elle de toute vie intérieure. En notre qualité de spectateur, cet univers nous apaise intensément à ne se projeter nulle part autrement qu’en nous.
Il est lui-même un rythme. Douglas Sirk, Vincente Minnelli et George Cukor, pour quelques films, ont usé de cette forme de séparation où chacun compose un univers à lui singulier tant les nuances du mirage ne sont pas les mêmes pour chacun d’eux. Selon Cukor, le monde de la demi-conscience est d’essence féminine. Il n’est que spirituel et s’envole en de grands mouvements fiévreux. Lors Judy Garland ne cesse de s’idéaliser à mesure qu’elle gravit les échelles d’une reconnaissance sans visage, s’évanouissant même aux yeux de celui qui la cherche, abandonnant son nom, dépossédée de toute apparence. Elle ne peut enfin s’incarner qu’au travers du patronyme d’un disparu. Celui qui l’aime ne saurait la rejoindre hors l’emprise de l’ivresse, l’espace dont elle lui parle est toujours au dehors. Je peux situer le point unique de leur alliance véritable dans l’instant où le juge condamne l’acteur pour s’être évadé par l’alcool, que sa femme vient reprendre, lui ôtant son dernier contour d’existence. Puis les chemins se séparent et l’homme se noie dans l’océan. Une Étoile est née annonce le titre, un être s’éteint et puis l’autre, dans les vagues de la foule. Vincente Minnelli par cette manière pareille ne pose sur le décor que la rêverie. Le réel est sonore et brutal, il ne perce qu’à travers le bruit. La couleur pour cet aspect ne s’en remet qu’aux pensées.
L’architecture des œuvres de Sirk est plus âpre, car si Minnelli nourrit notre songe de mosaïques et de formes, de traits de perspectives irrésolus, celui-là le refoule telle la graine d’un fruit trop mûr. Tous les trois haussent les systèmes chromatiques, Cukor, celui d’une Étoile est née, use de rouges incandescents, Vincente Minnelli unit la mélancolie aux chatoiements par l’entremise des peintres d’après l’Impressionnisme, Douglas Sirk rassemble l’intensité sur quelques tonalités particulières, pour ce film précisément le bleu ciel, les orangés puis les carmins. Le drame est insaisissable ou si peu accentué cependant et je tente de surprendre le mouvement qui emporte nos sensations. S’il l’on n’y prêtait attention, l’héroïne paraîtrait supporter pour cet homme le poids de la tragédie. Cependant l’intrigue ne joue que de rebondissements et se comprend comme une ambiance, fondue aux colorations. La véritable ligne est encore en deçà, bien plus éloignée, à la manière de ce paysage dans la vitre, de ce ciel par-delà les verrières, au-delà des miroirs interposés. Elle se dissimule dans la transparence, enfouie sous l’accumulation des faux engagements, des passions de l’instant. C’est le jardinier qui la porte ; à la poursuivre, je découvre le monde. L’idée doit être cachée note Robert Bresson, de façon qu’on la trouve, la plus importante sera la mieux cachée. Dans cette volonté de s’éprendre de Ron, la jeune veuve proclame un décor. Elle s’entiche du vieux moulin près de sa demeure et vient à regretter qu’il ne puisse y vivre. Ce vieux moulin empli des charges du temps n’est pourtant pas destiné à se voir investi, il s’habille d’imaginaire qui ne sied à aucune image. Tout est sombre, un oiseau niche entre les marches. Et les oiseaux effarouchent ceux pour qui le monde échappe à toute nature. C’est à sa vie certaine que le jardinier renonce en transformant peu à peu le sombre en artifice. La meule devient table, la cheminée blanchit. Il resterait bien une parcelle de vérité, le cinéaste la range dans un grenier à tout jamais invisible, où se préserve la source et l’origine ; ce que Ron laisse apercevoir de ne pas y être revenu depuis l’enfance.
De cette puissance qui voudrait tout ordonner à la vue, envahir tout domaine et ne laisser à chacun rien de secret ni de personnel, le jardinier en meurt. À corps défendant, il intègre ce monde détaché du monde, impassible aux arbres, il se défait de ses rythmes intérieurs, il dit qu’il va se perdre, qu’il ne saurait être des conventions. La tragédie s’y creuse alors qu’il vient à sa rencontre, découvrir une sorte de songe sans couleur, duquel il se croyait étranger. Le vaste mouvement qui retient le film est celui d’un éloignement, d’une chute. Du chemin vers l’autre ne demeure que la désagrégation progressive. Aussi lorsqu’il trébuche du talus et s’effondre dans la neige, je ne saisis pas ce rebondissement comme une surprise, mais comme le simple palier d’une longue cadence. L’élément paraît s’intégrer naturellement, parce que le masque échoue en son reflet, comme le corps dans la neige.
Comme il repose sur un sofa l’on perçoit un gisant. Son vêtement a pris la couleur du ciel. Il a perdu connaissance, dort tandis qu’au loin, Cary ouvre les verrières d’un autre lieu sur un paradis perdu. Son corps est étendu selon un profil exact, séparé par le dossier du canapé, laissant le mur vitré dessiner une perspective atténuée pour intensifier la supplique à la manière symboliste. Et lorsqu’elle se penche, Ron murmure à notre oreille cette interrogation, vous êtes revenue ? Elle peut répondre assurément, ce n’est pas sa présence pourtant, juste un éclat. Nous savons désormais qu’il rêve d’un rêve mortuaire et plus jamais ne s’éveillera.
Ce monde coloré, entrelacé d’ombres se présente à nous tel un poison subtil. Il enserre quelques lambeaux de songes dans les pièges de ses miroirs et de ses fenêtres. La couleur même le disperse, car elle désagrège l’image. Aussi je peux chercher ce qui ferait fusion entre les deux amants. L’œuvre contient sa courbe tracée dont Douglas Sirk rassemble la survivance en un pauvre objet, en lui-même sans signification, ramassé au hasard dans le vieux moulin. Le récipient de porcelaine est brisé, les morceaux en sont perdus. Alors que l’ornementation factice vient d’apparaître, Ron est parvenu à raccommoder le pot et son couvercle. Ce simple recollement figure leur véritable mariage et le jardinier se plait à murmurer qu’il s’y voua des jours et des jours, invoquant par ce détour l’unité de soi-même. Demande-t-il la jeune veuve en mariage ? Aussitôt son regard se prend à chercher l’issue. Elle interroge par inquiétude le décor dans la transparence sans le trouver, car s’impose la communion d’une vie passée à briguer le respect de la famille, le sacrifice de soi, le non-être. Aussi se laisse-t-elle étourdir par l’anxiété, une sensation propre de son corps et, par mégarde, brise-t-elle le vase pour la seconde fois.
Ron jette au feu ce qu’il en reste, cela n’a pas d’importance veut-il prétendre. Par ce consentement, la relation s’y enchâsse que forment en miroir les fragments recollés puis consumés. Plus jamais, elle ne sera admissible et le lien secret qui en résulte au cours de la nuit n’y trouve plus que son emblème appauvri. Toutes les circonvolutions du récit établiront dès lors l’écran d’une tragédie sensible. La neige retient les bruits, le froid enferme les sens. Peu m’importe qu’il puisse s’agir d’un vase de Wedgwood, de Strass ou de Bohême, la finesse de l’écho ne dépend que de son élan d’intensité, qu’il se brise et que ses pièces figurent en résonance la destruction du songe. L’architecture de l’œuvre se concentre ainsi sur l’espace enfermé, retourné comme le gant à l’intérieur noir et obscur, comme le bateau dans la bouteille. Il se casse et ses morceaux se dispersent dans la couleur et le faux. J’aime à suivre le mouvement duel où se répondent l’un à l’autre l’espace répandu dans les reflets et la mort invisible du jardin. Peut-être pourrions-nous contempler face à face cette faïence si fragile et la télévision que l’on offre par consolation à la veuve esseulée. Ne lui exalte-t-on pas que désormais la parade des passions humaines sera à portée de sa main, enclose dans une boîte à duplication ? Ne pourra-t-elle plus vivre la vérité de ses sentiments comme un autre théâtre dans lequel le monde s’est réduit, où le cinématographe n’aura désormais plus sa place ?
Je regarde donc l’objet, non pas son contenu mais le mouvement d’espace qu’il engendre par sa présence lorsqu’il se casse et que l’univers se défait. Cette ligne est principale où s’accroche la destinée du jardinier, par cette chute qui s’harmonise à la dispersion. Le songe forme mon ambiance dont je rehausse le devant par l’artifice des miroirs et des cloisonnements, de l’éclairage contre la couleur. L’intrigue même agit dans le désintérêt des préséances, depuis longtemps nous pouvons comprendre ce qui peut répondre à la permanence de l’arbre, la perversité des rituels sans esprit.
Douglas Sirk nargue l’artifice cruel, voici l’heure d’en nommer la nature qu’en cet autre film il compose, pareil à cette image. Ainsi le milliardaire d’Écrit sur le vent, ému par sa future épouse, dédaigne depuis le ciel de son aéroplane, la terre tout en bas à laquelle il renonce pour ironiser qu’elle figure sa table de poker. La formule en est synonyme tant l’argent déréalise le monde sensible à notre perception et l’existence devient elle-même monnayable à ce point inaccessible à tout discernement, mais plus encore à ce qui touche la vie ou la mort. Notre préhension ne s’attache qu’à la transaction, et ne réverbère rien d’autre que la pelure de papier sur quoi elle se fonde. Et cet échange transcrit de quelque matière le noir et la couleur comme un scintillant immédiat, puissance fugace de la parole et figure inquisitoire. La pulsation s’en trouve modifiée, à concentrer sur une ombre rapide l’intensité fiévreuse, le discours détaché des choses, la convenance et le repli. La projection sur les miroirs fascine plus encore que son être propre, qui n’atteint plus même la nuit. Cary sacrifie sa vie pour maintenir cette illusion d’une conciliation familiale suscitée par un fantôme, un lieu, qui sauront brusquement se désarticuler d’une pièce, où l’âpreté matérielle fuse de part en part par tous les climats, sans plus d’attache, sinon les fausses. Aussi les enfants de Cary ne se reconnaissent que par le piège refermé d’une soumission paternelle, et surtout l’affrontement. C’est à quoi se réfère la jeune fille qui découvre l’amour dit-elle, par la discorde. La maison – temple des traditions familiales – sur le champ coûte trop cher et faut-il se débarrasser aussitôt de ce à quoi hier on tenait tant dans la permanence. De l’opinion changeante fuse leur cruauté, le paradoxe des relations résulte d’une promiscuité. À l’insistance de ne plus se voir, l’on cherche dans l’autre disloqué ce qui pourrait reconstituer une part de soi-même dans la compétition, invoquant la ressemblance, l’identité plus encore, sans plus d’identité. Aussi la société qu’elle engendre est tyrannique, hégémonique, impérieuse. Elle n’agrée que l’injonction ou bien la prescription. L’argent de cette jolie veuve sacre un enfermement sans murs ni barreaux où rien ne s’y reconnaît plus, et ne distingue ni maîtresses ni amies, pas plus ne se perçoit la constance du désir, un ciel inaccessible par derrière les verrières croisées.
Il s’est écrit, appuyant le registre coloré du cinéaste et l’hyperbole des sentiments dans l’expression que leur prêtent les dialogues, que ces films entretenaient quelques affinités avec le mélodrame. Douglas Sirk le suggère lui-même, cependant pour lui attribuer son sens premier, celui de tragédie musicale. Le privilège pourrait s’éclairer malgré tout à contempler d’un regard attentif le sacrifice exalté et le don de lui-même fait aux autres par le personnage que Jane Wyman représente. Cependant la subtilité de l’œuvre révoque du récit son extase pathétique. Le jardinier n’apparaît justicier qu’en son propre domaine, ainsi même le sacrifice ne suggère ni vertu, ni reconnaissance, bien plutôt le malheur ou quelque sarcasme. Douglas Sirk considère sans doute la vertu comme une cadence intérieure, non comme l’inexistence lumineuse qu’induit le genre théâtral. Le mélodrame est façonné non pas par l’œuvre plutôt par ce qu’elle contient, cette société heurtée que le cinéaste s’amuse à calquer sur l’écran, telle que passant par à coups du vaudeville à l’épique de salon, brusquement tragique par dérision. La tragédie s’y greffe au-dessus, comme l’ouvrage nuancé du cinéaste. Le mélodrame est devenu le signe réel de personnages en figuration d’arrière-plan, accumulant les antagonismes d’apparences. Il se façonne hors du film par l’emphase des artifices, ce n’est plus son genre dramatique.
Désormais, je ressens l’unité de cette apparition dans son ensemble au gré du jugement suspendu. Depuis l’arc linéaire tragique, j’accoutume en moi la nuée spatiale, éprouvant l’intensité des teintes, la parure des ombres, l’artifice des miroirs puis leur double au-delà, la prison des grilles et des fenêtres. La première nuée influence celle des relations, échanges entre ces personnes prises en leurs non existence que j’enchaîne à l’immédiat passionnel et capricieux, l’attrait du matériel ou l’indifférence, le changement décousu de registre. Les deux premières induisent la troisième, nuée du présent-rêve, et s’y accordent. Cette dernière symbolise le visage du temps, tel qu’il m’apparaît changé. Elle s’envenime à mon émoi et je devine combien le papier monnaie si vif a réduit en cette société américaine le toucher à l’invisible et le visible au faux-semblant. De là survient la quatrième nuée, celle du paraître. J’applique au jardinier ce qui s’assemble à l’invisible, c’est là son calme, sa quiétude, celui qui retourne à ses rêves lorsque le décor s’interpose. J’assigne à la jeune veuve la douleur de l’artifice qui est d’appréhension, de vivacité maladroite, d’oubli et d’embarras, aux autres encore quelque arrogance versatile. Au premier j’enjoints le sentiment qu’il reconnaît son espace pour le voir se déliter peu à peu. Aux autres j’insuffle quelque intrusion, la conquête et par le même instant le sentiment d’être atteint à mon tour par l’invasion des autres, sans place véritable. Leur ordre est bâti sur le sable, tenu simplement par la raideur d’un rituel impassible. La dernière nuée reprend la suspension que génère la différence de marche entre les deux personnages. Sur la parabole temporelle, je dessine ce que donne l’arc du paraître et je reprends la dissolution, la retombée.
Il est désormais donné de figurer le tracé du récit depuis son commencement jusqu’à sa fin. Pour accrocher un sentiment aux deux extrémités, je cherche en moi ce qui rassemble la tension. En ouverture des images, j’inscrirai la consumation des deux amants par l’idéal, et dès lors en terminaison, s’opposera leur union par l’imaginaire que signe le dialogue ainsi prononcé : Pour que Ron puisse revivre, il faudra beaucoup de temps. Ce que Cary ne saurait plus atteindre. Le jardinier en tombant, désigne la mésalliance. Ainsi se raccordent-ils en ce qu’ils invoquent un mouvement dont je poursuis l’empreinte. Il ne serait d’aucune utilité de trouver le commencement puis la fin sans qu’il me soit consenti de les mettre en regard. C’est ainsi qu’au long de cette ligne, je soulignerai la cruche brisée, à quoi répond la chute dans la neige qui est de même essence. Ce qui s’y superpose forme le répertoire que je nommerais ambiance, l’écho sensible de la retombée primordiale. Elle viendrait en suppléance au-dessus de la première que de telle façon je puisse contempler l’effet d’une intrigue sur l’autre et le contrepoint. De cette sorte, je peux saisir ce qui fait profondeur. Or donc j’en esquisserai les contours.
Sur la feuille je reporte simplement les deux espaces, le moulin, la forêt d’une part, le village de l’autre. Il apparaît précieux de ressentir la déclinaison de l’un puis de l’autre, qui nuance leur qualité. Le premier est transparence, il dispose d’un déroulement, le second, un simulacre ne distille que l’instant. Là cependant réside toute la subtilité, le moulin n’accroche l’image qu’en deçà de sa transparence, dans un paraître identique. Alors je divise ce premier espace en deux par une ligne interrompue qui dévoile par empreinte le déroulement invisible, et son image qui cette fois se dévoile sur l’écran. Je désigne ainsi la division que le metteur en scène suggère par le moyen des miroirs, des verrières, une image de l’image.
Or l’espace par là-même délimité, s’assignent les figures à la place convenue de cette manière que je puisse imaginer quelle méditation résulte de leur rayonnement. Ron Kirby appartient au moulin, à l’arbre, à la forêt et cependant s’approche du paraître qui vient l’enceindre. Son signe s’inscrit par deux fois, au-delà du pointillé, à la fois près de la séparation. Cary Scott se pose en symétrie tout près de la frontière.
Pour faire suite, les autres personnages trouvent position, ceux qui n’ont jamais d’heure, ouverts à l’espace dans l’espace ouvert, les amis de Ron et ceux pour qui ce n’est jamais l’heure, figés dans l’espace replié sur le reflet, les enfants de Cary. Ces figures s’ajustent les unes aux autres tant l’œuvre du scénariste a pour onction de les mettre en accord afin que le spectateur les saisisse en une harmonie propre, l’une en image de l’autre.
Ainsi, aperçoit-on la présence indicible du mari disparu, représenté par un trophée sur une cheminée, comme une part lointaine qui vient accomplir la dissolution de Ron dans son propre miroir troublé. Ils se disposent donc en face l’un de l’autre suivant une distance comparable.
Toutes les nuées se tiennent et se répondent, il n’en est point du commencement ou de la chute, et le metteur en scène veille à ce qu’elles surgissent ensemble. Le dessin pourrait apparaître bien embrouillé, mais se remémore le mouvement du film par sensation. Je vis au plus profond de moi ce village étincelant, saisir un reflet, celui d’un moulin, au-delà encore j’imagine une sorte d’invisible qui percerait l’écran par la voie du songe. Il se tient en moi une armature, qui me permet d’illuminer l’œuvre de ma propre présence, l’image de l’image.
Comme il repose sur un sofa l’on perçoit un gisant.
Le corps est étendu selon un profil exact, à la manière symboliste.
Elle peut répondre assurément, ce n’est pas sa présence pourtant, juste un éclat. Nous pressentons désormais qu’il rêve d’un rêve mortuaire et plus jamais ne s’éveillera.
L’ombre comme le paravent dessinent le champ du théâtre et l’imaginaire plus loin, en son miroir séparé.
Toujours au-delà, se forme le reflet changeant à travers quoi je peux discerner la vérité invisible de ce qui se voue à la transparence.
… Douglas Sirk
Tout ce que le ciel permet (1953)